Laissons l'Hudson à New York...
Utzon, c'est autre chose.
Utzon est à Sydney
ce que Garnier est à Paris.
Sur l'autre hémisphère d'un cerveau gorgé d'eau,
la tête en bas, les pieds en haut,
on arrive sur l'écume d'une déferlante.
New Wave. New Wales.
Nouvelle-Galles du Sud.
Pile entre Poitiers et Bechet...
Il y a Sydney.
James Cook et ses pirates,
dans la baie de Port Jackson.
La plus belle prison du monde.
Je ne suis pas un condamné au bagne,
un criminel déporté aux marges de l'Empire,
aux enfers d'après les mers,
dans les abysses d'au-delà l'horizon,
déporté comme mille autres
dans le vide-ordures du bord d'une terre plate.
La terre est ronde.
Partout l'on s'y tient debout.
Il n'y a pas de chute aux bords du monde.
Il n'y a pas d'enfers aux confins de l'Empire.
Le bagne des prisonniers était un paradis.
Un paradis d'or et de lumière.
Je ne suis pas un surfeur décoloré non plus.
Un athlète au teint de carotte râpée,
enveloppé d'iode, d'encens et de haschisch.
Je n'ai ni le diamant du mollet,
ni les capsules abdominales,
ni l'équilibre équivoque du rodéo.
Mes cheveux frisent plus dans le charbon
que dans le jaune de la paille.
Revenus de Bali ou d'Hawaii... Aloha.
Des corps gorgés de bière s'offrent aux plages,
échoués comme des cétacés déshydratés.
Rejetés par les vagues, qui reviennent les lécher,
comme on lèche ses plaies.
Je ne suis pas arrivé par les mers.
C'est le ciel qui m'a lâché.
Deux avions venaient de s'encastrer
dans les jumelles babyloniennes de Manhattan.
Dans la panique et l'horreur générale,
dans l'hystérie planétaire immédiate,
nul besoin d'expliquer comment ce double impact a bien pu suffire
pour provoquer l'effondrement complet de deux tours d'acier.
D'acier, d'amiante... et de contrats d'assurances.
Mais dans ce tremblement de terre et d'images,
je décollai vers d'autres lieux de la zone dollar.
Vers d'autres nouveaux mondes.
Quelques jours après cet électrochoc titanesque
qui fit saigner mes yeux, mon coeur, mon âme,
qui fit pleurer mes stigmates de néo-algonquin déchu,
je survolais l'Axe du Mal dans un puissant Boeing.
C'est dans la baie de Sydney que j'ai atterri, atterré,
cherchant à rejoindre les plis tendres d'une histoire d'amour,
d'une chaleur humaine, simple et gratuite,
instinctive, animale,
et salutaire.
Les cendres de Ground Zero
neigeaient jusqu'à cette autre Amérique.
Ici aussi, la terre avait tremblé,
faisant décoller des nuées d'oiseaux,
les chauves-souris géantes des arbres du jardin botanique.
Mon amour m'attendait, à l'abri du désordre.
Dans les tours d'une ville vide de sens.
Loin de la jungle ambiguë et cynique de New York,
Sydney est une capitale de province, paisible et sans histoires.
Montréal... mais sans le grain de folie québécois.
Le mall commercial et culturel d'un pays rural,
d'un immense désert poussiéreux.
A Manhattan, tout est superbe ou monstrueux.
Ou les deux à la fois.
A Sydney, tout est seulement mignon.
Son trésor, le vrai, c'est sa baie.
Une dentelle fantastique,
en guise de cadre doré, baroque, rococo,
cadre d'un miroir aux mille reflets d'argent, tourné vers le ciel.
Une glace sans tain, où s'enlisent quelques yachts désabusés,
où patinent quelques voiles égarées ou de laborieux ferries.
D'hystériques jet-skis s'agitent et s'ébrouent dans leurs gerbes d'écume,
comme pour singer une hyperactivité, une fébrilité dérisoire,
un fun dont il faut se convaincre.
Ces moustiques pétaradent sous l'indifférence d'un pont stoïque.
L'arche majestueuse du Harbor Bridge.
Quatre mini-skyscrapers des Années 30,
très New Yorkais, en guise de piles, puissantes,
tendent les cordages rouillés d'une voûte ferroviaire.
Porto s'endort sur d'autres continents,
lorsque la lumière se lève, ici,
embrasant à la fois le ciel et l'eau,
sur une splendide station balnéaire.
C'est à quai que l'oeuvre d'Utzon est amarrée.
Pris dans les glaces, le bâtiment a hissé ses voiles.
Mille choeurs, mille cordes, mille voix
ont soufflé leur foi à coup de cors et timbales.
L'air inspiré. L'air expiré...
pour tendre une voilure de granit blanc.
Une barrière de corail contenant le désert intérieur,
un récif de nacre qui sépare le vide du néant,
posé au milieu de nulle part.
La machinerie du navire active ses pompes, ses pistons,
avec une volonté farouche d'arriver à quelque chose :
des orgues phénoménales,
comme porte-voix de toute une population
qui appelle un dieu qui n'existe plus,
ou pire encore, qui l'a totalement oubliée.
La machinerie s'est mise en marche, gronde ses opéras,
met en scène la condition humaine.
Mille galériens transpirent pour avancer...
mais le vaisseau fait du surplace.
On ne fait pas naviguer un phare.
Le businessman ou le cow-boy, débarque sur le même quai.
L'Australie est une île. Une île de prisonniers.
Et ce Temple est un coquillage géant.
Une corne d'abondance.
Celle de l'âme humaine, de son imagination
- sans limites, sans frontières -
qui permet tous les voyages immobiles,
les voyages dans le temps,
l'exaltation des rêves et des désirs,
la transcendance.
Cette coquille vide est pleine d'espoirs déçus,
d'ambitions trahies, de solitudes désemparées.
Le chaos de trajectoires désespérées.
L'errance de moussaillons naufragés.
Les pointes immaculées, déchirant les cieux,
sont autant de flèches vers l'absolu,
autant de mains tendues vers l'ailleurs.
Ensablés, ancrés dans cet Eden sans Dieu,
les pionniers sont aussi volontaristes que volontaires,
aussi déterministes que déterminés.
S'il n'y a pas de sens, ils en inventeront un.
Et ils érigeront des tours de Babel.
Et ils composeront des opéras...
pour chanter leur existence de toutes leurs forces,
gonfler les voiles de ce navire brisé.
Les griffes du bâtiment s'arrondissent.
La lame virile s'évase d'un galbe féminin.
Le désespoir s'assoupit, la colère se détend.
La sérénité se révèle comme fondation, tellurique.
Des bras de l'amour, je m'extirpe.
Je quitte la chambre, pieds nus,
pour respirer le crépuscule.
J'attends mon spectacle favori.
Le réveil des chauves-souris géantes.
Les nuages de bats, contre le soleil couchant.
Les vampires s'envolent vers la nuit,
se nourrir d'embruns et de fruits.
C'est un faux départ d'oiseaux migrateurs.
Comme les gens d'ici, les chauves-souris...
reviendront se pendre par les pieds, la tête en bas,
dans les branches de l'aube.
De la terrasse dominant le jardin botanique,
mon regard s'illumine de tendresse pour ces créatures,
ces frères, mammifères, aussi seuls que nombreux.
Mon coeur les suit dans leur envol vers la baie,
dans le rouge écarlate de l'horizon,
alors que la nuit gagne du terrain, à leurs trousses.
Le voilier d'Utzon prend les couleurs du couchant,
douces, mélancoliques...
Je survole le miroir avec mes frères chiroptères, noctambules,
les dents de requin de l'Opéra, la toile sombre du pont,
et les moutons de silence, à perte de vue...
Une envie de pleurer me monte à la gorge.
Si le monde est devenu fou... quelle importance ?
La folie du monde n'est-elle pas dérisoire ?
Ce qui est fou, c'est d'être là.
C'est d'être né. C'est d'être.
Homme ou chauve-souris. Pont ou Opéra.
Ce qui est fou c'est d'exister.
Je ne sais même pas qui remercier pour ça.
Sydney est un décor de théâtre.
Un purgatoire pour mon âme blessée.
Des millions d'univers errent dans ses banlieues,
entre alcool et crèmes de nuit.
Ce n'est ni Montréal, ni Barcelone.
Le repos des ténèbres s'est abattu sur la ville.
Des lumières scintillent sur le port, répondant aux étoiles.
Des phares vacillent, cherchant une issue ou l'aventure.
Je suis au bout du monde. Aux portes de la Tasmanie.
Au bout des certitudes. A la fin d'une époque.
Un amour inespéré enveloppe la charnière,
en protège le coude.
J'ai perdu mon enfance.
J'ai perdu ma mère.
J'ai perdu Montréal... et Manhattan aussi.
Autant de vies qui s'effondrent.
Autant d'identités arrachées à ma structure,
comme autant de lambeaux de chair.
La vie me déshabille peu à peu.
Mais cet amour me rejoint sur la terrasse.
Cet amour qui me tient encore debout.
Debout au milieu des décombres.
Cet amour qui me voit, me renvoie que j'existe.
Il faut bien que je sois pour qu'il m'aime.
Il aime ce qu'il reste de moi.
Mes yeux croisent les siens.
Ô mon amour...
Et je sais soudain qui remercier.
Laissons l'Hudson à New York...
Utzon, c'est autre chose.
Utzon est à Sydney
ce que Garnier est à Paris.
Sur l'autre hémisphère d'un cerveau gorgé d'eau,
la tête en bas, les pieds en haut,
on arrive sur l'écume d'une déferlante.
Seul, atterré, meurtri...
mais amoureux.
Philippe LATGER
Avril 2007 à Paris