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7 octobre 2010 4 07 /10 /octobre /2010 23:52

Lecture : Lambert Wilson (2002) / Musique additionnelle : Philippe Latger

 

 

La maison était un nid d'aigle
accroché au flanc du coteau.
La Garonne curieuse serpentait à ses pieds,
pour tenter de s'en approcher, d'en percer les secrets,
mais la maison trônait sur ses hauteurs, indifférente.
Elle nous accueillait dans son jardin, là-haut,
au bout d'un escalier surréaliste, entre les boutons de roses.
Un chien venait toujours nous faire la fête à la grille,
s'agiter dans nos jambes en piaffant d'impatience.
Ils étaient là, robustes, intemporels,
prêts à monter avec nous encore plusieurs marches,
et d'autres encore jusqu'au perron.
La grosse porte ouvrait sur son vestibule.
Maison de photographe,
refuge idéal pour une Isadora Duncan,
avec ses grandes fenêtres sur le fleuve,
et ses deux arches vitrées, en enfilade,
séparant le salon de la salle à dîner.
On s'embrassait et je pensais déjà au Gaveau
et sa caisse de bois qui cachait une harpe.
Le parquet ciré allait recevoir mon battement de pied,
pour ponctuer mes accords maladroits.
Il y avait un portrait sorti tout droit de Gatsby le Magnifique,
d'une mondaine venue de Boston ou de Biarritz.
C'était Georgette, notre hôtesse,
qui libérait pour nous de la bibliothèque
de fabuleux vestiges.
Une superbe collection de Jules Verne,

des cartes postales de l'Exposition Universelle de Barcelone.
1929. Toute une mythologie.
En découvrant le riche service de table Art Déco,
les coupes à champagne travaillées,
à martini pour le Nouveau-Monde,
j'entendais les rires dans une salle de bal
couverts par des clarinettes charleston endiablées.
Georgette était la vestale d'un monde étrange,
d'Orient Express et de courses de chevaux,
de voiles légers et de casques de perles,
d'une imagerie livrée par Agatha Christie.
Nous mangions à la grande table, en famille,
et j'obtenais vite le droit de gagner le piano,
dans la pièce voisine, où je forgeais mon univers.
Mes doigts hésitaient entre le rock et le jazz.
Une main était pop, l'autre était fox-trot.
La Garonne par la vitre m'emmenait à Bordeaux,
où m'attendait déjà un navire transatlantique.
Georgette m'avait emmené voir la France.
Un jour, Nîmes et Orange.
Un autre, Pau et Arcachon.
Mais elle m'avait surtout embarqué, sans le savoir,
dans une machine à remonter le temps.
Je n'avais pas adhéré à l'occupation allemande,

j'avais refusé la guerre et la collaboration.
Mon bateau de croisière partait pour 1929.
Barcelone-New York.
En plein Krach de la Bourse.
Je ferai le voyage avec une certaine Berenice Abbott
qui me fera part de sa passion pour la photographie.
J'ai entendu parler de George Gershwin
qui vient de composer An American in Paris.
J'aimerais le voir sur scène, au Carnegie Hall.
Et puis dîner ensuite au Cotton Club.
J'allais assister à la construction du Chrysler Building.
Voir les esquisses de Howard Cook,
les études de Hugh Ferriss, Charles Demuth,
et les couleurs mélancoliques d'Edward Hopper.
Alors, oui...
Antoni Gaudi est mort il y a plus de deux ans, sous un tramway...

J'ai appris la nouvelle aussitôt.
Mais dans mon voyage,
il a pu réaliser le projet de cet hôtel temple,
commandé par ce riche Américain à Manhattan.
Quand j'ouvre les yeux, les doigts sur le clavier,
les eaux de la Garonne coulent entre les arbres.
Le pont suspendu que je vois n'est pas celui de Brooklyn.
Je sais que le fleuve n'est qu'un passage.
Je sais que cette matière vivante,
qui a jailli dans la roche des Pyrénées,
est faite pour se nourrir de la terre occitane,
se pavaner sous la façade des Beaux Arts et le Pont-Neuf,
avant de faire plus loin encore,
une dernière révérence aux quais girondins.
La musique scandée qui bout dans mes doigts,
me répète que malgré les méandres,
le parcours est tracé de la source à l'océan.
Georgette m'accueillait dans cet observatoire,
une tour de contrôle dominant mon destin.
J'allais prendre des pierres de St-Gaudens dans mes poches,
des cailloux de Puylaurens,
de la terre du Lauragais pour planter du tournesol.
C'est de cela aussi que je suis fait.
Mes bagages sont bouclés.
J'emporte avec moi les parfums du verger,
quelques marches plus haut où le chien jappe et court.
J'emporte les stores de bois fermés sur le sapin de Noël.
J'emporte les éclats de rire dans la cuisine,
les bonnes farces et les chansons.
Je ne vis pas dans un roman de Dos Passos.
Je vis dans le rêve du bonheur que les miens m'ont donné.
Un rêve plus tangible que la réalité.
Les jeux de l'enfance, les secrets de châteaux,
les légendes du pays de Cocagne avec ses fantômes.
Les manoirs hantés qui veillent sur les vallées.
Le vieux vélo qui dévale la côte au milieu des champs

avec le grincement de ses freins usés.
Les orages terribles sur les pigeonniers.
Les ciels de ces nuits du mois d'août
qui crépitent de grillons et d'étoiles.
Le regard doux et serein d'une vache,
et le lait frais du matin qui me retourne l'estomac.
Le cri des canards et des oies,
la mélodie mécanique d'une boîte à musique.
Des sabres et des chapeaux dans les greniers poussiéreux.
L'imaginaire s'ouvre dans un passé retrouvé.
Mon orgueil catalan n'est peut-être après tout
qu'une fierté cathare.
Georgette était descendue de son portrait mondain,
pour pétrir le pain et la viande.
Toujours coquette, notre Louise Brooks
avait troqué son carré pour une mise en plis
et sa robe frangée pour un simple tablier.
Dans ses doigts vernis, le stylo de la cruciverbiste
était aussi élégant qu'un fume-cigarette.
Auprès d'elle, je distinguais aussi distinctement
le marché de Lavaur qui grouillait sous mes yeux,
que tous les casinos de la Côte d'Azur.
La maison sur la Garonne, aux portes du Capitole,
fut vidée et vendue.
Je me suis laissé porter à la dérive dans le flot.
J'ai suivi dans ce lit le parcours indiqué.
Au-delà de Bordeaux, j'ai rejoint d'autres quais.
Reste la maison de campagne avec ses esprits.
Comme une ancre lourde et inoxydable
engloutie au milieu de l'océan.
Je fais des brasses, en rond, tout autour,
croyant être libre et sans attaches,
comme un bouc tourne autour de son piquet.
Mais je sais qu'au fond, lesté par mes bagages,
le cordon élastique ne se rompra jamais.
Je revois les sourires en haut de l'escalier,
à peine distrait par l'agitation hystérique du chien.
La DS est garée sur la berge face à la grille.
Le Gaveau m'attend et la prémonition du destin.
Notre hôtesse exilée en Roussillon,
terre voisine mais étrangère pour l'Occitane,
vide son sablier entre ses doigts vernis,
entre deux promenades entre les rangs de platanes.
Elle repense peut-être à chacun des méandres,
les ponts et les îles, les obstacles franchis,
les joies et les peines qui mènent à l'embouchure.
Pardon pour mes fautes qui l'auront offensée.
Je dois dire je t'aime maintenant,
avant le retour à la source.
Je t'aime et merci pour les trésors de l'enfance.
Tous ces voyages, dans l'espace et le temps,
qui ont formé l'homme que je suis.
J'ai entendu Gershwin au Carnegie Hall.
Et je fais toujours la fête au Cotton Club.


 

 

 

 



Philippe LATGER
Montréal 2000

 

 

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