Je ne sais pas ce qu'ont ressenti les gars qui ont découvert Ray Charles ou Miles Davis.
Ceux qui ont entendu Prince à ses débuts, avant le reste du monde.
J'ai été impressionné par Bernard de Bosson expliquant avoir fondu en larmes
dans un petit studio d'enregistrement parisien en 1971, entendant le piano-voix singulier
d'une jeune femme de 22 ans qui s'appelait Véronique Sanson.
J'imaginais l'émotion que ce devait être. Se prendre le talent brut dans la gueule.
Comme cela a dû être violent de découvrir Stevie Wonder, George Benson ou Nina Simone.
Des gens qui n'imitent personne. Qui sont eux-mêmes. Avec leur vérité étrange.
J'ai été gosse et je jouais du piano. Mais j'imitais, sans parvenir à devenir moi-même.
Quand je voulais être un savant mélange de Prince et de Serge Gainsbourg.
De l'eau a coulé sous les ponts et j'ai eu le temps de me déplumer au feu de la realpolitik.
Renoncer à certaines choses. Même si l'on m'a donné ma chance et permis d'entrer dans le club.
Celui du showbusiness dont j'ai pu étudier de près les vanités, les aberrations et les limites.
Pour tout vous dire, sans être particulièrement aigri, j'avais fini par jeter l'éponge.
En dix ans de parcours, plus rien de ce milieu ne parvenait encore à me faire rêver.
Il n'y a pas de rancune quand je n'ai jamais eu d'ambition personnelle, comprenez-moi,
je veux dire rien d'ordre carriériste, ni d'attentes financières ou simplement professionnelles.
Mais j'étais furieux d'avoir perdu l'émerveillement du gosse que j'ai été pour la musique.
Quand plus rien ne m'intéressait de ce que j'entendais. La flamme s'était éteinte.
A force de commandes, de désillusions, de caprices de stars, de guerres d'ego à deux balles,
de paresse intellectuelle, de logiques commerciales, j'avais eu mon overdose de médiocrité.
Quand bien trop de gens font ce prétendu métier pour de mauvaises raisons.
Pourquoi serais-je tombé en pamoison devant un Benjamin Biolay qui ne s'est pas trouvé,
peut s'abstenir de le faire quand il a du succès en continuant à faire " à la façon de " ?
Pour quoi pourrais-je m'enthousiasmer quand on remâche les mêmes vieux chewing-gums,
que l'on stagne depuis dix ans dans le service minimum de la reprise, du remix et du revival ?
Je flotte depuis les Années 2000, en attendant qu'il se passe quelque chose.
Puisqu'il ne s'est rien passé en musique depuis les Années 90 où nous avons vu exploser
les deux derniers courants dignes de ce nom que furent le Rap et la Techno.
Dites-moi si je me trompe. Prouvez-moi que je me trompe. J'ai raté un truc ?...
La seule révolution depuis fut celle du support. La vulgarisation d'internet.
Mais musicalement parlant, permettez-moi de vous dire qu'on s'emmerde ferme.
Je n'achète plus de disques depuis 2000. Je veux dire aucun nouvel album.
Et me suis replié sur les classiques. Préférant les originaux aux ersatz.
Classique. Jazz. Pop. Chanson française. Whatever. Vous me suivez ?
Ce n'était pas de la rancoeur mais du désenchantement.
Et j'étais profondément triste de ne plus rien attendre de la musique.
Je ne suis pas Bernard de Bosson et il n'est pas Véronique Sanson. Non.
Ce n'était pas dans un studio d'enregistrement parisien en 1971.
C'était devant mon écran. C'était hier. Et j'ai été submergé.
La fatigue peut-être. Une semaine sans fumer. Quand j'essaie d'arrêter.
J'ai chialé. Oui, je crois que j'étais fatigué. Je n'avais pas dormi. Ou si peu.
Je suis sur Facebook de bon matin. Un contact publie une vidéo. Désoeuvré, je clique.
J'écoute. Je regarde. J'écarquille mes yeux et mes oreilles. Il se passe quelque chose.
C'est un contact FB déjà ancien. Dont je ne me rappelais pas. Un gars que je ne connais pas.
Aux amis que nous avons en commun, je comprends que c'est le réseau jazz.
Je n'étais jamais allé sur son mur auparavant. N'avais jamais lu son nom avant ce matin.
Il y a le velouté de la semi-acoustique. Celui de la chaleur du whisky et des clubs exigus.
Les rues de Manhattan à l'aube. Le jour qui se lève, encore gris, sur des cuivres embrumés.
Le jazz a ce pouvoir troublant d'être à la fois optimiste et désespéré. Doux-amer.
Saudade. Comme la bossanova. Plus complexe que le rock. Multiple. Paradoxal.
C'est pour ça que je suis au point du jour. Au partage des eaux. Entre l'espoir et la résignation.
La nuit perdue. Le jour qui vient. Entre deux eaux. Le jazz. C'est ça. En équilibre. Fragile.
Ici, il est feutré. Abîmé mais ravissant. Sombre et lumineux. Sobre et élégant.
Il y a ce chat qui trotte dans une ruelle de Brooklyn. Des cargos dans le port.
Et une parfaite synchronisation. C'est le petit matin, ici aussi, à Perpignan.
A la nuit qui se retire, aux horreurs, aux angoisses, aux doutes qui se dispersent, enfin,
il est temps de vivre, de se lever, ouvrir les fenêtres, de respirer la fraîcheur fade de la ville.
Revenir dans sa vie, dans le monde. Et un gosse de 17 ans parvient à m'en convaincre.
Quelque chose dans le timbre me fait penser à Etienne Daho. En mieux sans doute.
C'est plus dans l'attitude. Une assurance timide. Mais imparable. Le refus de la joliesse.
Le gosse chante. Point. Sans épreuves de force. Sûr de son affaire plus que de lui-même.
Il n'est pas dans la démonstration. Il sert quelque chose de plus grand que lui.
Il sert un travail. Une équipe. Une chanson qui s'installe dans les écouteurs dont je m'empare.
J'ai faim de café. De croissants. Une faim de loup. Et des basses. Je veux les basses.
Dans les écouteurs. La Gibson trotte dans les rues de New York sous la vague de cuivres.
Je m'accroche à mon fauteuil. Je suis encore dans l'expectative. Je veux être sûr...
D'être bien réveillé. Le manque de tabac affecte peut-être ma perception. Du sang froid.
Je ne sais plus respirer sans mon paquet de clopes quotidien. Une semaine que j'étouffe.
Je dois ouvrir les fenêtres. Respirer. J'ai besoin de respirer. Qu'est-ce que j'entends ?...
La mélodie est réduite à un refrain resserré, efficace, comme on en fait toujours dans le jazz.
Le gimmick est d'une simplicité redoutable. Parole et musique. Nombre d'or de l'architecture.
Je tends l'oreille. Je lis son nom. Jean Castells.
Et je m'en sors criblé de balles.
Il est à l'écran. Cohérent. Il ressemble à ce qu'il fait. Et cela me trouble beaucoup.
Qu'un gamin de cet âge dont les os du crâne ne sont pas tout à fait soudés soit si accompli.
Les os sont encore souples, et cela se sent dans la voix, dans sa musique, ses arrangements.
Les marges de manoeuvre sont infinies. Mais dans la fulgurance on sent sa part de finitude.
D'où il vient et où il va. C'est là. En entier. Immuable. Avec un champ de possibles effrayant.
J'avance dans la vidéo. Ace the Phoenix. Caj Flow. Pour ne pas être seul peut-être.
Pas pour s'excuser d'être là. Ni pour se planquer derrière eux. Pour les mettre en lumière.
En contraste. Faire quelque chose ensemble. Et ça s'accorde. Fonctionne à merveille.
C'est beau. C'est intelligent. Quand j'ai toujours eu du mal à concevoir l'un sans l'autre.
Et, comble du luxe, c'est sensuel. Intelligent et sensuel. Voilà déjà qui est plus acrobatique.
Alors, oui, tout de même. Qu'on se mette d'accord tout de suite sur un point important.
J'ai quelqu'un dans ma vie, dans la peau, et je ne drague pas sur Facebook. Je suis amoureux.
Heureux en amour. Je n'ai besoin de rien de ce côté-là. Si vous voyez ce que je veux dire.
J'assume la part de coup de foudre que c'est, puisque c'en est un. Manifestement.
Mais il n'y a pas de manoeuvres crapuleuses. Seulement un éblouissement.
Et cette émotion que l'on a lorsqu'on découvre et reconnaît un pur génie au début de sa route.
J'étais bouleversé. Et n'ai pas pu faire autrement que partager aussitôt cette révélation.
C'était trop beau et trop fort pour moi. Et je continuerai à partager autant que possible.
D'autant qu'au-delà du titre Breathe, que j'ai réécouté plusieurs fois de suite,
j'ai visionné d'autres vidéos du gamin et n'étais pas au bout de mes surprises.
Je ne suis pas curieux de la personne de Jean Castells que je n'ai pas le désir particulier
d'approcher, de rencontrer ou de connaître, lorsque, comme lui j'imagine, l'intérêt est ailleurs,
quand je pense qu'il est le premier à s'intéresser plus à sa musique qu'à lui-même.
Pour ma part, je vois exactement le gosse que j'aurais aimé être à son âge.
Celui qui a assez de maturité pour ne plus imiter mais trouver sa propre voix.
Et plutôt que de penser, " merde, ce petit con a réussi ", je suis heureux de voir cela possible.
Du haut de mes quarante ans, je respire, oui, enfin, soulagé, de voir que c'est possible.
D'être soi-même, et non un sous-Prince ou un sous-Gainsbourg de plus.
Du haut de ses 17 ans, le gosse m'a foutu une grande tarte dans la gueule.
Il est plus costaud qu'il n'y paraît. Il ira très loin. Et je suis déjà fier de le connaître.
Quand il est armé psychologiquement pour passer les obstacles de ce milieu féroce.
Qu'il est assez habité par son travail, comme beaucoup de jazzmen à vrai dire,
pour ne pas se planter d'objectifs ni se perdre dans de trop nombreuses motivations illusoires.
Même dans son rapport à la caméra, on sent ce sens inné de l'équilibre. Impressionnant.
Entre la sincérité et la distance. Entre l'honnêteté intellectuelle et la retenue.
Cet équilibre délicat entre la pudeur et l'impudeur. L'assurance et le doute.
Une intelligence qui révèle son travail. Une intuition qui révèle son talent.
J'écoute tous les titres disponibles sur sa chaîne Youtube.
Guitariste, auteur-compositeur, il est aussi chanteur. Plus encore. Crooner.
J'y pense. Même dans son physique et sa présentation. Il a tout pour plaire à l'Amérique.
Des références notamment. Il s'attaque à Cole Porter avec une décontraction crédible.
I've Got You Under My Skin. Diablos. Mais qu'est-ce que c'est que cet animal.
Je suis convaincu qu'il ne restera pas méconnu longtemps. Cela ne peut être autrement.
Bye bye Peter Cincotti et Harry Connick Jr. Ecrasés par qui se prend moins au sérieux.
Lorsqu'il n'y a rien de présomptueux dans la démarche du kid qui vit pour sa musique.
Lorsqu'il a plus de talent que les deux lascars précités réunis. Jamie Cullum, tiens-toi bien.
La relève est prête. En embuscade. Entre électro et hip hop. Les mutations du jazz.
Je partage Breathe sur FB. Un ami parle justement de fraîcheur. En plein dans le mille.
That's it. La fraîcheur vivifiante de l'aube. Je respire profondément à ma fenêtre.
Et franchement, ça sent bon. La journée va être belle. Ce sont des retrouvailles pour moi.
Avec le gosse que j'ai été et que j'avais abandonné. Avec la musique que j'aime.
Vive le conservatoire. Et vive internet. Le même ami écrit le mot sain. Rebelote.
Jack a visé juste. Et mon enthousiasme pour Castells est aussi sain que le travail qu'il produit.
Puisque c'est exactement ce que cela inspire. Une pureté que je désespérais de retrouver.
Qui redonne confiance. Qui fait sourire. Qui donne des forces. Et me réconcilie.
Si je ne retiens pas mes coups, c'est que j'ai déjà embarrassé le gosse avec mes louanges.
Qu'il ne se trompe pas lui non plus sur mes intentions. Je n'attends rien. C'est gratos.
Je veux qu'on sache qu'il existe. Et que les producteurs de musique fassent leur job.
Il ne me devra jamais rien. Quand je ne suis ni mécène ni agent. Ni même de ses groupies.
Mon effusion et mon émotion ne doivent pas décrédibiliser mon jugement implacable :
ce garçon est une mine d'or pour qui aura le bon sens de l'exploiter.
J'en suis sûr à sa parfaite interprétation de Say It Ain't So de Murray Head.
Comme à cet instrumental que je découvre ce soir, Impossible Love, somptueux,
aux lignes de cordes et de cuivres d'une efficacité diabolique, qui me fait penser
que Hollywood pourrait songer à l'atteler aux grandes partitions dont le cinéma a besoin.
Une autre piste de réalisation pour ce petit monstre qui peut tout explorer et sublimer.
Le potentiel donne le vertige. Mais je ne doute pas qu'il gardera la tête froide.
Quoi que je puisse écrire le concernant. Ce soir comme prochainement.
Quand j'aurai plus à dire encore. Puisqu'il y a matière.
Juin 2013 à Perpignan