Le piano de saloon. Dans le bureau. Au rez-de-chaussée.
Et Jean-François, sur le tabouret, appliqué à jouer Jésus que ma joie demeure.
Ma vie était faite de Lego et de Playmobil. De Goldorak et de RécréA2.
Des trois meurtrières alignées sur le mur de la cuisine au-dessus du plan de travail.
Ma place pour déjeuner le dimanche. Avant Jacques Martin. Incroyable mais vrai.
Le poulet. La purée. La pergola sur la terrasse. Les cyprès. Et la sublime Heather Thomas,
incarnant la piquante Jody Banks dans L'homme qui tombe à pic.
L'allée de terre cuite rouge au milieu du gravier blanc, déroulée comme un ponton sur l'eau,
qui s'enroulait en façade autour du palmier digne de celui des Jacobins de Toulouse.
Sur laquelle je traçais la route, dans une voiture à pédales, ou sur une moto de police américaine,
électrique, sur le Sunset Boulevard de ma Salanque, pour une course poursuite endiablée,
toujours rondement menée, avec mon sourire de rital à la Ponch de la série CHiPs.
Contrairement à Dorothy dans le Magicien d'Oz, vu un demi-milliard de fois chez Sarah
qui - s'il vous plaît - avait un magnétoscope, je n'avais pas le choix proposé à Munchkin Land,
et ne pouvais, pour rentrer chez moi, vaincre mes peurs, trouver du courage ou devenir adulte,
faute de routes de brique jaune, suivre que cette allée de brique rouge menant au trottoir,
sur l'avenue, où j'étais arrêté par la circulation et l'intuition des dangers potentiels :
le jardin n'était fermé sur la façade que par une vague clôture. Ni grilles, ni portail.
Quand il semble qu'à l'époque, celle où nous ne verrouillions pas les maisons et les voitures,
le besoin de monter des murs et de se barricader ne se faisait pas sentir.
La vie était douce. A Bompas. Passage naturel semble-t'il, utilisé disait-on par Hannibal
pour franchir la Têt en direction du Nord après avoir passé le Perthus, dans son voyage vers l'Italie.
Je pouvais imaginer, à l'aide des illustrations fantastiques de l'encyclopédie Tout l'univers
expliquant les Guerres Puniques comme l'Histoire de Carthage, des milliers de cavaliers et fantassins
avancer péniblement dans un énorme nuage de poussière, faisant trembler la terre bien avant d'être vus.
Il fallait plisser les yeux, percer la fumée du regard, pour enfin rester bouche-bée ou prendre la fuite.
Ouvrant la marche, je pouvais voir passer sur le pont du village, devant le bureau de tabac de Camille,
une colonne d'éléphants aussi majestueux que terrifiants, qui après les Pyrénées - une promenade -
était prête à traverser le Rhône pour se frotter aux Alpes. Une parade plus exotique que d'autres.
Quand je n'avais rien contre notre fanfare et nos majorettes locales. Qui se pavanait dans ma tête,
jusque sous les fenêtres de l'école, au son de tambours, des trompettes et des barrissements.
C'est dans ce passage de Bompas que je vivais, ivre de clairs de lune et de marches turques.
Quand mon frère, après la Toccata et fugue d'un certain JS Bach, dont les premières mesures
avaient contribué au succès d'Il était une fois l'Homme, cela ne m'avait pas échappé,
faisait soudain swinguer le piano et la commune entière avec la Rhapsody in Blue.
Décidé à faire pour moi de Gershwin une madeleine. En bonne place. Avec Chopin et Ravel.
Papa le relayait pour jouer Ma guêpière et mes longs jupons. Ou Petite Fleur de Bechet.
Histoire de se dégourdir les doigts avant d'empoigner ses tubes de gouache et ses pinceaux.
Quand son jeu était désinvolte, l'accompagnement grossier, reconnaissable entre tous,
proposant une autre façon de faire de la musique, à l'oreille, et je-m'en-foutiste.
A l'opposé de la rigueur et de la discipline auxquelles Jean-François s'attachait avec conviction.
Et je dois dire que pour moi, les deux approches étaient jubilatoires. Intéressantes. Révélatrices.
Quand l'un ne jouait que pour son propre plaisir. Que le second le faisait aussi pour celui de l'audience.
Second qui allait devenir deuxième, lorsque, les mâles de la maison jouant du piano, j'allais m'y coller,
assez vite, à mon tour, pour marteler comme je pouvais le Rock Around the Clock de Bill Haley.
Au sommet du xylophone de l'escalier, ma chambre dominait le domaine.
La dame de fer écarte les pattes sur le Champ-de-Mars. Et je pense à New York.
Dans le navire art-déco du Théâtre de Chaillot. Je vais dans le Grand Foyer sans smoking.
Sans étui à cigarettes. L'hallucination est encouragée par le groupe qui joue en live du Cole Porter.
Les jardins du Trocadéro à nos pieds. Il y a du bruit de vaisselle et de conversations, des rires parfois,
dans un magma sonore digne de ceux de La Coupole, plus feutré sans doute, mais tout aussi entêtant.
Il y a d'abord cet escalier fabuleux au milieu duquel on s'allège de son vestiaire,
où l'on présente son billet ou son invitation, et vous voici dans le joyau intact de l'Expo de 1937.
Une dame luttant avec ses lunettes et son programme, près de moi, ne devait pas être âgée à l'époque.
Mais je vois à sa dextérité, qu'elle a l'habitude d'aller au spectacle toute seule. Qu'elle l'a toujours fait.
J'ai pensé à ces photos du Fürher prises à quelques pas d'ici, posant devant la Tour Eiffel, qui ce soir,
clignote de tous ses phares, quand tous les jours sont jours de fête, et me suis senti volatile, flottant,
quand les lieux transpiraient aussi les voix de fantômes plus fréquentables. Jean Vilar. Gérard Philipe.
L'aventure flamboyante du TNP. Et j'entendais le Roi Georges s'enthousiasmer à son propre récit,
quand il me fut donné un soir de l'écouter chez lui, dans une représentation privée dont j'étais
le seul spectateur, se remémorer la cour d'honneur et Avignon : " Nous étions comme les Beatles ! "
Aux baies vitrées. Aux colonnes noires. Un temple. Un sanctuaire. Avec l'émotion de m'y trouver.
Des volumes et perspectives dignes du Rockeffeler Center. Quand le jazz m'embrassait de son blues.
Les vestes de velours, écharpes en cachemire, cols roulés noirs, cheveux en bataille ou rasés,
me toisaient discrètement, comme on fait lorsqu'on fait semblant de suivre une conversation,
plus occupé à chercher à savoir qui est qui, qui fait quoi, avec qui, du coin de l'oeil,
détournant son regard grâce au subterfuge pratique du verre à vider quand on est pris en faute.
Personne ne savait qui j'étais. J'étais seul, sans un verre. Quand je n'avais pas besoin d'un vin blanc
ni d'un kir, ni d'une connaissance, pour affronter la meute, sachant ce que je faisais là.
Elle avait appelé depuis New York, après plusieurs échanges sur internet, pour que nous calions
les choses de vive voix. La bonne prononciation de certains mots quand elle n'était pas sûre
de son français, ni des accents toniques. Et que j'étais venu m'assurer du résultat, comme saisir
l'opportunité de son passage à Paris pour venir me présenter physiquement après le spectacle.
Du sang et des plumes, on perd toujours des deux ... Ute Lemper pour trois soirs à Chaillot.
Mes parents avaient résisté longtemps à la tyrannie du téléphone. Au point que je me rappelle
parfaitement du jour de son installation à la maison. Vécue comme une concession à la société.
Sans euphorie. Contrastant avec la mienne le jour où est arrivée notre première télévision couleur.
Nous nous étions trop longtemps à mon goût contentés de trois chaînes en noir et blanc.
Et je revois papa chargé d'un énorme carton, ouvert au milieu du salon, avec ses odeurs de plastique,
dégageant le nouveau poste qui offrait un autre progrès notable : il était équipé d'une télécommande.
Imaginez les bienfaits de la modernité, lorsque nous n'aurions plus besoin de nous lever de table,
ni faire les quatre pas qui nous séparaient de l'engin pour changer de chaîne ou baisser le son.
Le temps précieux économisé à pouvoir d'un seul geste, depuis sa chaise, allumer ou éteindre.
Clouer le bec à Guy Lux ou aux Jeux de 20 heures. Ou zapper à midi sur l'Académie des 9.
Sans parler du bonheur de voir la couleur des plateaux, des décors, des visages et des dessins animés,
qui ne dura certes qu'un jour ou deux, mais assez fort pour que j'en aie gardé le souvenir.
Avec ce nouveau poste, et sa nouvelle antenne, nous avions aussi un nouveau privilège. De taille.
Nous pouvions capter des chaînes espagnoles. Et le jeu Un, dos, tres, responde otra vez, sur TVE-1,
jonché d'épreuves et de sketchs, était un tel ravissement à mes yeux qu'il était devenu un rendez-vous,
incontournable, quand Mayra Gomez Kemp, dont j'étais un peu amoureux, justifiait à elle seule
nos infidélités à la télévision française. Sa voix, encantadora, est une autre madeleine, assurément,
au même titre que celles de Dorothée ou de Christine Ockrent. Elevé au jus de ce petit écran.
Je revois chez Virginie le lieu précis où était installée cette fenêtre sur le monde.
Le tapis sur lequel je m'étais mis en tête de délimiter la piste du Cirque Tout-Nu, à la première
avortée quand j'ai lu sur le visage de ma mère que c'était peut-être une fausse bonne idée,
la pendule noire, juchée sur le retrait du mur séparant l'escalier de la cheminée, la bibliothèque,
au pied de laquelle j'enfournais dans un mange-disque les chansons de l'Île aux enfants,
ou imitais Doris Stiegler dirigeant son orchestre, la place de chaque meuble. La gorge serrée.
Geneviève avait sa chambre à l'étage, dans laquelle je dansais devant la glace aux chansons
d'Yves Montand qui faisait des claquettes sur Les Grands Boulevards, puisque c'est elle
qui avait l'électrophone pour les 33 tours, où elle faisait tourner en boucle les chansons de Véronique,
et où je venais me mettre en douce celles du groupe Ange qui me faisaient trembler.
Tout est là sans y être. Et je m'interroge sur la fiabilité de la mémoire, comme sur son pouvoir.
Concluant que je ne pouvais avoir inventé des souvenirs aussi précis. Visuels. Sonores. Olfactifs.
La route de brique rouge. Avec au bout, le Théâtre National de Chaillot.
Philippe LATGER
Novembre 2011 à Perpignan