Evidemment, descendre la rue Grande la Réal me fait toujours de l'effet.
Passer devant le porche imposant de l'hôtel particulier, au-dessus duquel j'ai vécu.
Cette façade menaçante, protégeant un parc arboré, et une majestueuse volée d'escalier.
Ce studio transformé en home studio. Qui fut une garçonnière. Et un lieu de repli.
Que j'ai gardé quand nous avons pris cet appartement sur la Rambla de Catalunya.
Me poussant dans un Talgo un jour sur trois, entre Perpignan et Barcelone.
Derrière l'ancienne prison. L'accès par les jardins. Et la pisse de chat.
Le balcon sur la procession. Le porte-avions pour se projeter à Paris.
Mais aussi le lieu d'où je me sauvais au petit matin, après une nuit d'écriture,
pour rejoindre, deux rues plus loin, la chaleur d'un autre lit que je venais déranger.
Il me fallait sonner. Je devais réveiller quelqu'un. Le temps que l'on m'ouvre la porte.
Avant de mêler ma respiration à la sienne. Aux ébats embrumés, lovés dans le sommeil.
Aux nimbes où nous nous rendormions ensuite, ensemble, dans des draps apaisés.
La rue Saint-Mathieu. Déserte. Comme un passage secret jusqu'à la rue Neuve.
Le plaisir du plaisir. En toute discrétion. Dont celui d'ouvrir l'oeil dans les bras l'un de l'autre.
De reprendre ce que nous avions commencé quelques heures plus tôt.
La rue des Augustins chargée de souvenirs. La place des Poilus. Les balayeuses de l'aube...
Et quelques odeurs fades. Au plancher de l'appart, sur la porte cochère.
Evidemment, traverser la terrasse du Figuier me fait toujours de l'effet.
Quand il fallut, pour la créer, détruire l'immeuble où j'ai loué mon premier logement.
Rue Fontaine Na Pincarda. Pour quitter Bompas et la chape des chimiothérapies.
A deux pas de l'abreuvoir émouvant donnant son nom à la rue, il y avait mon adresse.
Pour les factures de téléphone et d'électricité. Quand j'étais sous les toits. Au dernier.
Pieds nus sur la terre cuite de tomettes. A me faire masser par des mains algériennes.
Quand tous les lieux sont empreints des gens que j'ai aimés.
Au détour de la Main de Fer, je découvre que l'îlot est crevé. Et l'immeuble rasé.
Remplacé par une forêt de bambous et de photophores. Un resto à la mode.
Où je viendrai dîner. Aimer le temps présent où j'aimais le passer. Avec d'autres.
Puisque tout se transforme. Et que tout semble vrai.
Quand je pourrais croiser le fantôme du garçon que j'étais, sortant de sa voiture.
Si différent de moi. Ou simplement plus jeune. Dont je suis fier. Qui me fait honte.
Qui peut m'embarrasser autant qu'il m'attendrit.
Et c'est tout le quartier qui a des dossiers sur moi.
Qui m'a vu ivre mort. Ou ivre de bonheur.
Et s'amuse de mon trouble. Aux coquilles cassées.
A marcher sur des oeufs, au nid où je suis né, parmi mes frères aussi vieillis que moi,
marcher dans Perpignan me fait, évidemment, toujours autant d'effet.
J'y retrouve des gens. Ceux qui me reconnaissent. Ceux qui ne me reconnaissent pas.
Ceux qui font semblant de me reconnaître. Ceux qui font semblant de ne m'avoir pas reconnu.
Et j'évite des pièges, au hasard du parcours, où je pourrais tomber me fracturer la jambe.
Quand j'ai mon lot d'entorses. De blessures de guerre. De maladies honteuses.
Passer devant la Bourse m'arrache la poitrine. Me griffe les mollets. Me crache à la figure.
Les noms et les sourires de ceux qui m'ont aimé. Que j'y ai rencontrés. A qui j'ai fait l'amour.
Et qui m'ont détesté. Et qui m'ont oublié. Et qui n'ont rien à dire à l'homme que je suis.
Que je suis devenu. Qu'ils n'ont jamais connu. Qui n'a rien à leur dire.
Et déguisé en vieux, je ne souris qu'aux lieux, qui ne jugent personne.
Comme je pourrai sourire à la rue de Musset, à la rue de l'Horloge.
Quand je le serai vraiment. Le jour où je viendrai. Me confronter aux temps
qui m'auront échappé, à venir m'émouvoir sur tout ce que je vis, ici et aujourd'hui.
Je reviendrai un jour, si Dieu me prête vie, ma rappeler combien j'ai pu être amoureux.
Je sais déjà le pincement au coeur qui m'empoignera face au square, et à certaines places.
Le doux-amer. Entre deux chaises. A lever les yeux vers l'Evêché. Et la tour de St-Jacques.
Un jour, je reviendrai. Sans être malheureux. Un brin mélancolique. Pour revoir mes fenêtres.
Sans l'ombre d'un regret.
Je le sais. A la rue Grande la Réal. A la rue Fontaine Na Pincarda.
J'ajoute de nouveaux lieux de recomposition. Des souvenirs en devenir.
Qui me tordront le ventre. Qui me tordront la gorge.
J'ajoute des visages et des regards que je n'oublierai pas.
Quand je serai trop vieux pour qu'ils me reconnaissent.
Dans un musée ouvert, je traînerai la patte. Saluant le fantôme de l'homme que je suis.
Qui aura écrit ce texte que j'écris maintenant. Pour laisser une trace. Dire qu'il a existé.
Je me dirai bonjour. Me saluerai bien bas. Je me remercierai de m'avoir incarné.
Et de m'être permis de si belles histoires. Etre heureux c'est aussi savoir qu'on l'a été.
Ce que je vis ici est gravé dans le marbre. Rien ne pourra jamais en polir l'impression.
Un message laissé à l'homme que je serai.
Comme à ceux qui voudront me connaître.
Philippe LATGER
Juillet 2011 à Perpignan