Je passe plus de temps avec mon ordinateur qu'avec mes propres congénères.
Je travaille avec lui. Je m'informe avec lui.
Je me divertis avec lui.
Je baise avec lui.
Les bars et les boîtes ont été remplacés par les forums et les chats communautaires.
Et je ne risque plus de gonorrhées ou de syphilis, pas même le sida,
quand c'est lui qui risque pour moi de contracter un Cheval de Troie ou un Trojan.
Il n'est en veille que lorsqu'il m'arrive de dormir.
Mon premier geste de la journée, avant même le premier café ou la première cigarette,
c'est de l'allumer, consulter mon courrier électronique et la presse quotidienne.
Un bureau de 3m2 suffit à toutes mes activités intellectuelles et sexuelles.
Car si je m'instruis avec lui, si je crée et produis avec lui,
je me masturbe avec lui... je voyage avec lui.
Plus besoin d'aller physiquement à New York ou à Barcelone pour y aller.
Plus besoin d'aller au bureau le matin, aux réunions de la rédaction,
ni de faire la queue au guichet de la Poste, de la banque, ni de l'ANPE, ni de la Sécu.
Plus besoin d'aller au concert, d'aller au cinéma, ni à la bibliothèque, ni à l'université,
ni même d'avoir un poste de radio ou de télévision, ni même d'avoir des livres.
Je reste connecté toute la journée, mes yeux rivés sur 17 pouces de plastique lumineux,
les doigts sur le clavier, comme un prolongement de ma personne, en une dépendante fusion,
parmi tant d'internautes de mon époque, première génération d'hybrides,
qui rêvent de faire corps avec la machine, de relier directement le cortex à l'unité centrale,
assister ou soulager le cerveau de disques durs aux capacités sans limites,
intégrer les commandes, clavier ou souris, devenues plus utiles que nos propres membres,
quand on implante déjà des microprocesseurs et puces électroniques sous la peau,
pour faire voir les aveugles, pour faire entendre les sourds,
ou payer simplement, d'un coup de lecteur optique sur le bras,
des consommations au bar.
Cartes de crédit. Agenda. Téléphone portable. Passeport.
Autant d'objets que le corps pourrait absorber.
Autant d'accessoires, d'auxiliaires,
que nous ne supportons plus comme appendices extérieurs,
que nous voulons manger, digérer, garder en nous
comme vers solitaires ou parasites coopérants,
intégrer comme assistants, constants, infaillibles,
capables même de nous survivre.
Je suis un mutant parmi les mutants,
d'une première génération, encore grossière,
de cyborgs humanoïdes.
Pour l'homme bionique de demain, nous sommes encore démembrés,
éparpillés, dans la situation grotesque d'une éviscération,
les bras chargés d'organes externes, comme si nous croulions
sous des poches intestinales, des encyclopédies, notre cerveau sous le bras,
gonades et mémoire en bandoulière, avec autant de dossiers dans nos attachés-cases,
d'agendas, de carnets d'adresses dans nos sacs, nos besaces,
d'iPods et de mobiles à la ceinture, d'écouteurs ou d'oreillettes sur l'oreille...
La machine n'est pas anthropophage, c'est précisément le contraire.
L'homme a faim de technologies parce que l'homme ne s'aime pas.
Je n'avais jamais eu d'ordinateur.
Une simple machine à écrire, bien qu'électrique,
avait certes remplacé la bonne vieille machine mécanique de mon enfance,
avec sa dentition de marteaux métalliques, ses rubans baveux,
et son rouleau noir coulissant qui finissait chaque ligne d'un timbre sec et désuet.
Les touches de cette antiquité me rappelaient assez celles, de nacre,
des accordéons de bals populaires, suffisamment pour plaquer tant bien que mal
la lourde mécanique sur mon ventre, et en pianoter frénétiquement le clavier
pour faire danser des amoureux imaginaires.
Bientôt, le vieux piano fut détrôné par le synthétiseur de mes 15 ans,
avec ses rythmes pré-enregistrés, ses lignes de basses et de choeurs,
et la vieille machine-accordéon, à la même époque,
balayée par la nouvelle machine à écrire, elle aussi électronique.
C'est grâce à elle que j'ai pu aligner les octosyllabes obsessionnels
de 300 chansons, dont les quatrains formulaient l'éveil de mes sens,
ressassaient mon épouvante face à la logique du temps,
mon angoisse envahissante de la mort,
ma fascination pour le désir
et pour le plaisir, mon addiction.
Toujours vêtu de noir, la mèche rebelle, le visage ombragé,
le reste flouté par la fumée de mes cigarettes,
j'ai dérivé jusqu'à vingt ans dans le lit tortueux de Chopin,
Gainsbourg, Baudelaire ou Rimbaud,
dont les portraits sur les pupitres de ma chambre me jugeaient
et m'inspiraient des élans que je voulais ténébreux.
C'est sur cette machine aussi que, bien plus tard, à Bordeaux,
ayant épuisé les ressources du parolier ou poète adolescent,
j'ai cherché en moi un romancier que je n'ai pas trouvé.
A distance du mal qui décharnait et désincarnait ma propre mère,
je me suis obstiné à aligner des mots, des phrases et des chapitres,
à numéroter des feuilles blanches à noircir de signes retors,
à ancrer ds situations et des personnages improbables.
La douleur et l'alcool du moment seront de parfaites excuses
pour expliquer la nullité consternante du laborieux ouvrage
que je ne me résoudrais jamais à assumer comme premier roman.
Ainsi, des kilos de tapuscrits témoignent de cette époque.
Ce n'est qu'à Montréal que je me suis enfin converti à l'informatique
... et à son lot de nouvelles expériences.
Philippe LATGER