Le plastique jauni des tablettes du Talgo.
" Mesdames et messieurs les voyageurs... "
Les rideaux accordéon bruns et vanille se balancent.
La carcasse du train grince de tous ses rhumatismes.
Portbou...
La mer est sublime,
agitée au bas des rochers, au pied des falaises,
calme et infinie au-delà,
vers l'Italie peut-être et les Baléares,
puis l'Afrique probablement, et les Canaries.
Portbou...
Combien de fois ai-je fait ce voyage ?
Le changement d'essieux,
le contrôle des passeports...
tout est en ordre.
Un ordre immuable,
que je connais par coeur,
à la minute près.
" Mesdames et messieurs les voyageurs... "
Filer ainsi dans les noirceurs aurait pu me noyer
dans un gouffre de mélancolie.
Enfant, je n'aimais pas les lampadaires de novembre,
dont les timides halos, à la blancheur maussade,
bavaient un peu sur l'obscurité des rues désertes.
Ici, les lumières blafardes de l'hiver
ne m'impressionnaient guère, parce que,
même si la nuit tombait tôt,
fraîche, en brumes et brouillards,
je savais que j'allais te rejoindre à Barcelone.
Ce train démodé, sordide, vide,
abandonné par les touristes et les vacances,
s'arrêtait inlassablement à Figueres, puis à Gérone,
que je reconnaissais à peine sous la buée des vitres,
et j'anticipais, brûlant, l'arrêt du Paseo de Gracia.
L'ouverture des portières, à la main, vers l'intérieur.
Les fleurs grossières comme pyrogravées.
La flûte saturée des annonces.
" Proxima estacion... "
Perpignan - Portbou - Barcelone.
Septembre. Octobre. Novembre.
Etait-ce la ville, ou toi, les deux à la fois ?
Je ne saurais dire, sinon que c'était l'été,
sans discontinuer,
jusque dans nos draps où ta chaleur m'attendait.
Juillet naissant sur la voie ferrée
qui se taille une route entre les criques
et les tunnels, sous l'écume des Pyrénées,
frisant les vagues de sa ferraille rouge.
Je reconnais mes vignes en terrasses.
La nuit à cinq heures de l'après-midi est ailleurs.
Les couleurs sont éclatantes.
Le soleil exulte.
Je suis chez moi, sur mes terres.
Curieusement, je me sens oppressé,
comme un étranger.
Quelque chose a changé,
s'est brisé sans doute...
Tu n'es plus au bout de la route.
Et cet été a des parfums d'hiver.
Mon excitation d'enfant s'est tue.
Mon impatience d'amant s'est déchirée.
Je voudrais que le voyage ne se termine jamais,
préférant repousser l'heure du constat final :
le temps a passé et tu n'es plus dans ma vie.
Et pourtant... tu y es... plus que jamais.
Le Talgo me menait invariablement à toi.
Comme je l'aimais ce vieux train...
Comme je l'aime.
Je n'avais peur de rien,
sinon de te trouver en colère ou taciturne.
L'âme légère, le torse plein d'espoirs et d'hélium,
seul mon bagage me lestait de ses livres et effets personnels.
Un déménagement de six mois : valise après valise.
Talgo après Talgo.
Je reviens sur les lieux du crime.
Les mains pleines de sang.
Les yeux embués comme les vitres de l'hiver.
J'ai tué mon enfance et une histoire d'amour.
La magie du train n'est plus qu'un arrière-goût.
Une vulgaire madeleine.
Nous avions tourné la page catalane, pris le large.
La vague avait reflué jusqu'à Paris.
Les livres et les effets personnels.
Un troisième chapitre.
D'autres sensations tenaces.
En sommeil...
Aujourd'hui, je rentre.
Je suis chez moi.
A ma place.
A mon siège.
Mais le Talgo est vide.
Même bondé de touristes insouciants.
La destination est vaine.
Aujourd'hui, je ne rentre plus...
je suis un étranger.
Il me faut tout réapprendre.
Je découvre l'itinéraire, le wagon,
le plastique jauni des tablettes,
les fleurs près de la porte
et les rideaux accordéon.
Il me faut tout réinventer pour ne pas avoir mal.
Je ne suis jamais venu ici.
Je n'ai jamais entendu cette petite musique.
" Mesdames et messieurs les voyageurs... "
Proxima estacion : Portbou.
Philippe LATGER
Juillet 2006 à Port Bou