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1 mai 2011 7 01 /05 /mai /2011 21:34
 
Ici la terre est rouge.
Le sang s'est répandu en granules de terre pour nourrir la vigne.
Elle pousse dans ma gorge.
C'est ici que je suis né.
Venus d'ailleurs mes parents ont fait l'amour à Perpignan.
C'est ici qu'ils m'ont donné le jour.
Notre-Dame de Bonne Espérance, priez pour nous pauvres pécheurs,
protégez nos coques de noix aux voiles catalanes
dans la baie de Collioure,
pour ramener le sel de l'anchois et les récits de l'aube.
Je suis loin de ma plaine, de cet écrin allongé entre Albères et Corbières,
remparts contre l'Espagne, contre la France...
le Roussillon est une île :

la dernière des îles Baléares,
amarrée au continent par erreur.
J'ai pris le large, mais je revois tout.

Perpignan...
ce nom est le souffle d'une poignée d'âmes, rocailleuses,

le dernier point de l'hexagone qui déborde ailleurs.
Les montagnes n'existent pas.
Les cordes gitanes claquent comme des coups de fouets.
Des mains lourdes de saintes vierges en or
tambourinent sur les caisses de bois,
et des voix écorchées par la douleur de l'exil, de l'amour impossible,
s'élèvent pour couvrir la clameur de la mer.
Les rues de Saint-Jacques croulent sous les forêts d'antennes,
les guirlandes de linge qui sèche, et les enfants qui jouent.
Une ville dans la ville, loin des platanes alignés sur la Basse.
Perpignan est gitane. En partie... depuis des siècles.
Et ses enfants meurent du Sida bercés par des litanies évangélistes.
Il y a deux villes. J'aime les deux.
J'ai pris le large. Je me suis réveillé sur les quais de New York.
Ceux où sont arrivées les colonnes de marbre rose de Saint Michel de Cuxa.
Le musée des Cloîtres de Manhattan expose notre art roman,
comme les rondeurs féminines de Maillol s'exhibent au Guggenheim,
avec la même innocence que sur la Loge.
Perpignan m'avait suivi jusque là.
Et j'ai entendu dans mon coeur le battement obsessionnel d'une Sardane.
Envie de partager ma nostalgie.
Parler à cet Américain de la Procession de la Sanch,
avec ses cagoules écarlates et ses roulements de tambours
et ses christs ensanglantés...
je cachais mon visage dans les jupes de ma mère à leur passage.
Ce ne sont pas les fantômes du Ku Klux Klan. Les pénitents.
Parler des cerises de Céret, des abricots mûrs et parfumés,
d'une pêche juteuse...
Parler des palmiers décoiffés par le vent, des roseaux sur les étangs,
des haies robustes de cyprès qui embaument, des frissons des peupliers,
des troncs nerveux des oliviers... le soleil.
Parler des exilés espagnols pour lesquels Hemingway avait combattu,
les Républicains parqués comme des animaux à Rivesaltes.
Parler des exilés des contrées nord-africaines,
revenus dans un pays qui n'était plus le leur.
Terre d'accueil sans en avoir conscience.
Parler des belles soirées d'été,
des petites ruelles bondées de tablées huileuses,
sous un étroit couloir d'étoiles, où les bougies vacillent dans les yeux,
se reflètent comme mille étincelles dans les verres de muscat.
Ici les gens parlent fort, et rient aux éclats...
tonitruants, volubiles, emportés.
Ces gens qui se prennent la main, en une ronde fraternelle, solennelle,
ensorcelée par la musique stridente des coblas.
Un peuple. Solidaire et fier, arrogant.
Parler de ces gens. Insoumis.
Chez moi, les buildings ne sont pas en béton et en verre.
Ils sont faits de Castellers.
Sept ou huit étages de rugbymen et de jardiniers, de guingois,
couronnés d'un enfant en guise de flèche d'acier Art Déco.
Perdu dans Manhattan, je sens la tramontane se lever,
et m'apporter les couleurs sang et or de mon île,
avec ses odeurs d'ail frais, de lavande et de poussière.
La beauté de ma ville n'est pas évidente.
Bien des gens la traversent en méprisant son pont sordide
sur le no man's land de la Têt.
Ignorant qu'ils passent à côté de son labyrinthe de rues escarpées,
sous le patchwork de ses toits orangés,
à côté de sa medina brune et rouge,
abritant des palais endormis, avec leurs façades de cayrou,
ces pierres rondes de rivière qui appellent le toucher,
que l'on caresse à pleine main,
à côté de ses petites places où chuinte une fontaine,
à l'ombre d'un platane centenaire,
à côté de sa vie nocturne, trépidante et conviviale,
avec sa jeunesse étudiante,
transpirant à coup de techno,
fière de la Makina de Valence et des raves du Rachdingue, si proche...
à côté d'une douceur de vivre balayée par le vent,
arrosée de Banyuls et de Maury,
bercée de vieilles chansons catalanes qui traversent les âges.
C'est outre-Atlantique que j'ouvre les yeux sur mon être,
que je sens violemment l'appartenance à mon peuple, à ma terre.
New York m'a pris par le col pour me rappeler qui je suis, d'où je viens.
C'est dans la terre de cette île que Maman est enterrée.
Ma racine, mon arbre, ma sève, ma peau salée, mon regard sombre.
Méditerranéen je suis. Catalan je suis devenu.
Par ma mère castillane qui renaît en vignobles au soleil,
je suis amarré à Perpignan
comme Perpignan est amarrée au continent... par erreur.
Maman a aimé cette ville,
où elle a fait l'amour à mon père avant de me donner le jour.
Maman est cette terre. Je suis son fils, fidèle, amoureux, malheureux.
Un avion descendra sur les pierres blanches de l'Aude,
et je verrai par le hublot la carcasse des Corbières.
Alors, mon regard sera flou, brouillé par l'émotion,
quand les couleurs rouille et brique des sillons
éclateront sous le soleil et le bleu insensé du ciel.
Mes couleurs, intenses, insoutenables de lumière.
L'avion bascule pour amorcer sa boucle sur la mer,
et je reconnais Salses, et Torreilles et Sainte-Marie.
La frange d'écume sur la plage de Canet et de Saint-Cyprien.
Le spectacle est grandiose et je suis saisi par mes souvenirs.
Le Canigou, Fuji-Yama vibrant dans une légère brume,
trône avec élégance comme un volcan redouté.
De la neige phosphorescente brille à son sommet.
Il veille sur le Roussillon.
Mystérieux, imposant, serein...
Alors, je reconnais le clocher de l'église Saint-Jacques
ou l'étoile du Palais des Rois de Majorque,
dans la débauche de toits désordonnés.
Je jette un oeil sur mon voisin qui, sans me regarder,
les yeux rivés sur le hublot m'adresse un sourire, sans un mot.
Il sait ce que je ressens, et il ressent la même chose.
Une émotion superbe, mêlée de tendresse et d'orgueil,
une fierté sourde qui irradie tout le corps d'un sourire apaisant.
Nous rentrons à la maison.
Perpignan... ma petite ville chérie... Maman.
Je suis toi. Je t'ai emmenée avec moi partout où j'allais.
Je ne t'ai jamais quittée.
Tu es toujours avec moi, dans mes valises,
dans mes veines, dans mes rêves.
Je ne reviens pas... je ne suis jamais vraiment parti.
J'irai prendre un café à la terrasse de La Bourse,
retrouver des amis qui n'ont jamais eu l'idée saugrenue de partir,
manger au pied de la Cathédrale ou place Arago.
Et j'irai voir la mer. La toucher, la sentir.
Ici, je suis en sécurité. A l'abri de tout.
Avec les gens que j'aime. Dans le ventre de ma mère.
Ici la terre est rouge.
Le sang s'est répandu en granules de terre pour nourrir la vigne.
Elle pousse dans ma gorge.
C'est ici que je mourrai.

 
 
 
 


Philippe LATGER
Mai 2000 à Montréal
 
 
 
 
 
  
     
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commentaires

M
<br /> Toujours cette écriture exubérante, cette écriture qui déborde.<br /> D'abord, comme étourdi, on est tenté de dire " assez ", mais très vite on est comme emporté par ces images fortes, sensuelles, vivantes. alors, ravi et insatiable, on se prend à penser : " jamais<br /> assez "<br /> " alors, mon regard sera flou, brouillé par l'émotion<br /> quand les couleurs rouille et briques des sillons<br /> éclateront sous le soleil et le bleu insensé du ciel "<br /> Quel superbe chant à votre Catalogne.<br /> J'ai ressenti très fort, à travers tout ce texte, votre amour pour votre terre-mère, pour votre terre, pour votre mère.<br /> <br /> <br />
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M
<br /> Toujours cette écriture exubérante, cette écriture qui déborde, ce torrent d'images fortes, sensuelles, vivantes.<br /> A la première lecture, on perd pied. Un instant, on est tenté de dire " assez !", mais aussitôt après, on est emporté et alors, on se prend à penser, dépassé et ravi : " jamais assez ! "<br /> Quelle passion pour votre Catalogne :<br /> " Alors, mon regard sera flou, brouillé par l'émotion<br /> quand les couleurs rouille et briques des sillons<br /> éclateront sous le soleil et le bleu insensé du ciel "<br /> <br /> J'ai ressenti très fort, à travers tout ce texte, votre authentique cri d'amour pour votre terre-mère, pour votre terre, pour votre mère !<br /> <br /> <br />
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