Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
7 octobre 2010 4 07 /10 /octobre /2010 15:09

 

 

Partir à la campagne...
bien sûr, ça ne pouvait pas me faire de mal.

J'étais cloué à mon ordinateur, à mon piano, à ma terrasse de bois,
à ma rue St Timothée, à ses jardins, à mon village et à sa nuit.
Cloué à internet, aux forums d'amours potentiels et d'amitiés certaines,
cloué aux bars du Unity, aux verres de canadian whisky,
aux étoiles du strip-tease, aux touristes de Boston,
francophones, anglophones,
lesbiennes, prostitués, travestis, que sais-je...
Cloué sur ma croix.
Une autre s'allumait sur le flanc de la montagne quand le jour s'enfuyait.
A l'heure où le piteux vampire se levait de table, déjà ivre.
La table d'un souper, en guise de petit-déjeuner,
que les hôtes quittaient pour aller dormir après un dernier digestif.
Le prédateur partait alors dans la nuit, se vautrer dans l'alcool, la neige et l'oubli.
Les enseignes du Campus ou du Stock clignotaient dans mes yeux vitreux.
L'accolade bienveillante de Geneviève. Le sourire de Brad, heureux de me reconnaître.
Les rasades généreuses de Jean. Les décibels du Sky ou du Stereo.
Les escaliers ou les parquets où mon corps tanguait, titubait, prêt à s'effondrer.
Pourtant, les mots sortaient dans l'ordre
pour demander un paquet de Players King Size chez le dépanneur,
l'épicier du quartier, salutaire, ouvert toute la nuit,
ou pour commander un dernier whisky sur glace.
Une journée à la campagne... évidemment.
Mes voisins, pour mon bien, avaient organisé l'entreprise.
Je n'ai pas su trouver une de ses excuses bidons,
dont j'avais le secret et surtout le culot.
Avant même le départ, mon coeur se serrait d'une angoisse singulière.
Pouvait-il y avoir un vide plus vide encore que celui de ma vie en ville ?
Je me retrouvais, inquiet, sur la banquette arrière d'une voiture américaine,
qui remontait Ste-Catherine jusqu'à Papineau.
Mes amis, à l'avant, s'efforçaient de détendre l'atmosphère en parlant de choses,
ou essayant de me faire parler, réagissant à des panneaux, boutiques ou restaurants.
Ceux où l'on avait déjà dîné ensemble. Ceux où il faudrait qu'ils m'emmènent.
Pourtant, une seule idée pouvait vraiment me distraire de mon anxiété :
nous allions emprunter le pont Jacques Cartier.
Traverser le majestueux St-Laurent dans la grille métallique du pont
me grisait
autant que la vue splendide sur le Centre-Ville me ravissait.
Ce zoom arrière, cette distance, me firent prendre conscience d'une réalité,
l'espace d'un instant - mais non sans émerveillement :
mon appartement, ma rue, ma vie...
toutes ces choses auxquelles j'étais cloué

étaient dans cette ville nord-américaine,
dans le magma de la métropole québécoise.
Je vivais à Montréal... Avais-je fini par l'oublier ?
Je regardais la ville comme si je la découvrais à nouveau,
retrouvant presque l'émotion de la toute première image,
l'électrochoc du coup de foudre.
Entre la montagne et le fleuve, la skyline se déployait de toute sa puissance.
Mon esprit embrumé se concentrait sur cette vision de toutes ses forces.
Mon quotidien désormais est ici, sur cette rive de l'Atlantique.
Français pour les Québécois. Québécois pour les Français.
J'étais bel et bien devenu les deux à la fois.
Les imposantes poutres rouillées de la structure
ouvraient les perspectives d'un road movie.

Un plan cinématographique m'offrait, devant moi,
des espaces à conquérir, encore vierges.

Et derrière moi, la ville qui s'éloignait et m'échappait.
Français et Québécois, hein ?...
Les deux à la fois ?...
Quelle imposture.
Le vide me remplissait à nouveau.
Je n'étais plus rien du tout.

Nous roulions sur la 20. L'autoroute Jean-Lesage.

Le moment de grâce, comme instant d'euphorie, fit place à la dépression.
L'image de la voiture filant dans la dentelle lourde du pont cantaliver,
avait certes tous les accessoires du film américain :
les poutres vertes et leurs rivets, les trucks, limousines, gratte-ciel, sirènes de police,
jusqu'aux petits autobus scolaires jaunes, aux balises oranges clignotantes,
jusqu'aux monstrueuses montagnes russes en bois du parc d'attractions de La Ronde,
que nous enjambions avec hauteur.
Mais, prise dans l'engrenage du projecteur, bloquée sur la chaleur de la lampe,
cette image vint à jaunir avant de disparaître dans une blancheur aveuglante.
J'étais en route pour nulle part. A des milliers de kilomètres de chez moi.
Pourquoi m'enlevait-on à la fureur illusoire de la ville ?
Savoir que nous rentrions le soir-même me donnait un peu de courage.
Mais la journée entière qu'il fallait combler semblait être perpétuité.
La nuit me délivrerait.
Allais-je pouvoir faire bonne figure jusque-là ?
Allions-nous à Drummondville ? Dans les Cantons de l'Est ?
Rendre visite à des amis ou à la famille de mes amis ?
Je ne sais pas. Il y eut plusieurs expéditions de ce genre.
Il fallait que je raconte ma dernière nuit à l'Entrepeau et au Sisters.
Avais-je croisé Rufus Wainwright ou Mado Lamotte ?
Avais-je fini chez moi ou à l'hôtel Gouverneur, Place Dupuis ? Et avec qui ?
Quel intérêt pouvais-je trouver à rencontrer du monde sur internet ?
Quelles relations peut-on bien développer si elles ne sont que virtuelles ?
Est-ce qu'en France on fait ceci comme cela, ou cela comme ceci ?
Est-ce que mon cousin avait aimé le Québec ? Allait-il revenir ?
" A droite, c'est le Mont St-Bruno ! "...
Je revois sa silhouette trapue, mutilée de quelques pistes de neige,
comme sortie de nulle part,
et les lignes téléphoniques étirées le long de la route, à perte de vue.
Une des collines montérégiennes, dressée comme un Ayers Rock
sur le plat pays de la Rive Sud.
Dans la mollesse des suspensions et l'odeur étrangère d'une couverture,
le nez contre la vitre, je me demandais ce que je fichais là.
On était loin de Thelma et Louise ou de Macadam Cow Boy.
Nous étions peut-être chez les parents de l'un ou de l'autre.
Boire un jus de canneberge dans le salon, autour du napperon,
pour arroser une part de tarte servie par maman.
Des gens adorables, très âgés, et toujours très amoureux.
On appela une soeur au téléphone, et son mari, et ses enfants,
qui passèrent se joindre à nous et désordonner les coussins des canapés.
Le père n'avait rien d'un looser que sa matrone aurait insulté avec dégoût,
ou méprisé à longueur de journée, comme il arrive parfois
quand une épouse a été abusée, saturée d'illusions et de promesses.
Très digne, avec ses cheveux gris et blancs lissés, bien peignés en arrière,
le visage sec, hâlé et buriné, d'un homme qui a passé son temps dehors,
il n'avait pas les mains déformées ou mutilées de l'artisan, de l'ouvrier ou de l'agriculteur.
Des ongles propres parfaitement coupés, une alliance sur des doigts fins et nerveux,
pianotaient d'impatience le bois des accoudoirs de son fauteuil de patriarche.
Madame s'activait de toute sa rondeur pour couper des parts, les servir,
remplir les verres, vider le réfrigérateur...
la seule qui s'autorisait à rester debout,
refusant toute aide catégoriquement.
Une situation impensable à Montréal, dans un Québec féministe,
où les femmes dominent les hommes, malmènent leurs époux.
Nous étions tous dans les canapés autour de la table basse.
Le père avait droit au fauteuil. Son fauteuil.
Son port altier, son mutisme de vieux sage,
la neige des cheveux sur le cuivre de sa peau,
lui donnaient l'air d'un Grand Chef Iroquois.
Il avait fait de la politique, toute sa vie, sur le terrain.
Un élu local, brillant et respecté, adoré de son clan.
Tous autour de moi l'admiraient, et je l'admirais pour ça.
La télévision allumée, retransmettait des images de Washington.
Un nuage noir vint obscurcir le visage du père.
Sous la pluie, un homme nerveux faisait un discours sur les marches du Capitole.
George Walker Bush, fils de son père, frère de son frère, entre autres choses,
devenait le prochain Président des Etats Unis.
Le World Trade Center était toujours debout,
j'avais pu le vérifier moi-même, quelques jours plus tôt,
mais la Démocratie avait été mise à mal par une élection plus que douteuse.
On sait qui a donné le pouvoir à Kennedy, et qui le lui a repris.
On sait qui a imposé George W Bush à l'Amérique.
Les nuages sur Washington comme ceux dans les yeux du Grand Chef Iroquois,
annonçaient la tempête, présageaient le pire.
Le patriarche savait lire les signes, ceux de la nature, ceux de l'Histoire.
Comme la fuite d'animaux précède l'incendie, le silence des oiseaux la catastrophe,
le comptage vaseux de voix en Floride sentait le soufre et le roussi.
Tout le monde exprima son indignation, sa méfiance, sa colère ou ses craintes,
avant de revenir aux potins de la famille et de la communauté.
Mais le père ne lâchait pas le téléviseur des yeux.
Il fallut saluer l'assemblée, car nous avions de la route pour rentrer à Montréal.
Déjà, mon coeur piaffait, piétinait frénétiquement le linoléum
comme un chien quand il comprend,
voyant son maître saisir la laisse, qu'il va faire sa promenade :
nous allions rentrer à la maison.
Il me fallait, par politesse, contenir mon enthousiasme et mon impatience.
C'est à ce moment seulement, que j'ai ouvert les yeux sur ce qui m'entourait,
que j'ai découvert le charme de ce petit pavillon typique, du quartier arboré,
que j'ai su voir enfin la beauté paisible des Cantons de l'Est.
En sale gamin capricieux, je me retrouvais presque à regretter de devoir partir si tôt,
alors que pour être honnête, on m'aurait dit qu'il fallait finalement y passer la nuit,
la panique serait revenue aussitôt.
Je m'attachais soudain à cette famille aimante qui nous faisait de grands signes d'au revoir,
sachant sans doute que cette nostalgie subite,
ne venait au fond que de la certitude
de ne la revoir plus jamais.
Qu'ai-je vu du Québec ? En plus de deux ans...
La Gaspésie ? Traversée au pas de course, quand notre auto soulevait des vagues d'oiseaux.
Tadoussac ? Où le fleuve regorge de baleines et de traversiers.
La ville de Québec où je me suis rendu quelquefois, avec son ferry pour Lévis,
ses fiacres, ses peintres, ses touristes du Petit Champlain,
et la silhouette disgracieuse du Château Frontenac...
C'est bien peu.
Ma réalité, c'était cette lueur orange qui embrasait la nuit au bout de l'autoroute.
Cette lueur qui donnait l'impression d'être en plein jour lorsqu'il neigeait
et que le coton épais de l'air s'imprégnait d'une teinte anis,
que toute la ville, figée dans la douceur du nuage, flottait dans un incendie sans flammes.
De la noirceur de la Montérégie, nous filions comme des moustiques attirés par la lumière.
Une nappe de couleur incandescente, à l'horizon, nous indiquait le lieu de la métropole,
le lieu de tous les désirs, de tous les plaisirs,
comme une émanation de chaleur humaine, de millions d'âmes vibrantes.
L'excitation montait dans ma gorge, ému, de chagrin et de bonheur,
imaginant les étudiants, les couples, les enfants, les vieillards, les familles,
dans les restaurants, les bars, les appartements, devant la télévision, à table, au lit,
ignorant mon existence quand je pensais à eux, avec tendresse et fraternité,
à eux que je voyais dans les taxis, dans les théâtres, dans les hôtels, ou le métro,
mes petits québécois chéris, mes petits touristes français ou américains,
mes serveurs de café, mes ouvreuses de cinéma, mes putes et mes bonnes soeurs...
Mes cuisiniers de China Town, mes businessmen de la rue Crescent,
mes concierges de René-Lévesque,
mes bimbos, mes joueurs de hockey,
mes comédiens, mes architectes, mes caissières et mes sans-abris.
J'étais en communion avec ce bourbier de vies, cet essaim de solitudes superbes.
Mes amis étaient amusés de me voir euphorique, aérien, lumineux, sur leur banquette arrière.
Le vampire retrouvait la nuit,
le goût du sang, de la chair humaine, l'énergie de la vie qui irradiait le ciel.
Je ne pouvais plus dissimuler mon sourire de satisfaction, et de soulagement.
De vieux motels, des stations-service, des hangars industriels, commençaient à apparaître.
Le paysage commençait enfin à s'urbaniser un peu.
Au détour d'un échangeur, elle s'est révélée à nous, enfin, éclaboussant le pare-brise,
comme un feu d'artifice suspendu : la fleur d'étincelles s'était ouverte sous nos yeux,
crépitante de fenêtres allumées, de phares de voitures et d'éclairages publics.
Une mer de lucioles oranges et jaunes, s'étalait sur des kilomètres de banlieues,
et de ce tapis de braises ardentes, s'élevaient des skyscrapers étincelants,
brillants de mille feux, en une somptueuse éruption volcanique.
Sur ces coulées de lave, ou les cuivres rutilants d'un big band endiablé,
tournoyait le phare de la Place Ville-Marie.
Mon coeur était en fusion, ébloui de techno et de salsa, de blues de chez Biddle,
s'accordant aux cordes de l'OSM, aux tangos et au jazz, aux respirations secrètes,
reconnaissant l'érection phosphorescente du Stade Olympique,
l'enseigne Molson au sommet d'un building,
la rose rouge de la tour de Radio Canada, le Q électrique d'Hydro Québec,
la Tour de l'horloge et le dôme d'aluminium du Marché Bonsecours,
et le désordre de néons rivalisant d'audace, au-delà...
La voiture s'est embarquée à nouveau dans la cage du pont Jacques Cartier,
pour me ramener sur mon île.
Chaque brasse aérienne du grand phare nous rapprochait du rivage.
Nous survolions le fleuve sombre, large, impassible,
puis la trachée infernale de la rue Ste Catherine.
Nous avons amorcé la boucle qui nous déposa sur le boulevard Maisonneuve,
où j'ai reconnu l'alignement de façades familières...
Je rentrais chez moi. Il n'y avait aucun doute là-dessus.



 

 



Philippe LATGER
Avril 2007 à Paris

 

 

Partager cet article
Repost0

commentaires

Lectures

 

 

Stéphane Facco  Stéphane Facco 

 

Lambert Wilson  Lambert Wilson 

 

  Contes du Jour et de la nuit

      Véronique Sauger     

 

Lettres à ma ville

  (spectacle des Estivales juillet 2000) 

 

 

  publication chez Soc&Foc 2012 

La terre est rouge

 

interview la terre est rouge

 

 

 

 

  Parolier / Discographie 

 

LaViedeChateauArtMengo

 

 BlondedanslaCasbahBiyouna

 

 

BOAzurAsmar

 

 MeskElilSouadMassi

 

 LoinLambertWilson

 

 7ViesTinaArena

 

 BetweenYesterdayandTomorrowUteLemper

 

 CestTropMissDominique

 

 SijenétaispasmoiMissDominique

 

 

WinxClubenConcert

 

 

OuvontlesHistoiresThierryAmiel

 

 

Live en trio 

 

 

 

 

  Compilations  

        Compilation 2009

 

 

Compilation 2010 Universal

 

 

 

 

cinéma

 

MauvaiseFoi

 

 

 

 

  spectacle café de la danse 

MadreFlamenco