C'est avec moi qu'il me faut vivre. Je n'ai pas vraiment choisi.
J'ai vu ma mère mourir. Impuissant à pouvoir l'accompagner. Devant rester à quai.
Révolté de la voir devoir passer seule cette porte qu'on ne franchit qu'une fois.
Dont on ne sait où elle conduit. Avec l'angoisse de ce qui nous attend derrière.
Et celle de ne jamais plus revoir les êtres que l'on a aimés. Ceux que l'on doit laisser.
Elle n'est pas morte sur le coup. A eu le temps, entre deux shoots de morphine,
de comprendre ce qui se passait, même dans le délire d'un cauchemar macabre,
lorsqu'un mot geint, ânonné, dans un râle pitoyable, indiquait qu'elle ne perdait pas conscience.
Je devais rester là. M'y tenir. Découvrant à quel point je ne servais à rien. Ne pouvais rien faire.
Sinon la laisser partir. Seule. Se débattre avec cette merde. Se débarrasser de son corps pourri.
Basculer dans le néant sans n'avoir plus aucune prise sur rien. Quand je n'en étais plus une.
Qui aurait pu lui tenir la tête hors de l'eau. La sauver. La soulager. La rassurer.
J'ai vu de mes yeux l'ampleur de ma propre solitude, implacable, le jour où ma mère est morte.
Quand elle s'est éteinte dans les bras de mon père. Plus impuissant que moi. Seuls au monde.
Je sais que le moment venu, comme ma mère, je serai seul.
Et je dois apprendre, dès aujourd'hui, à accepter la seule personne avec qui je mourrai.
Avec qui je passerai d'une rive à l'autre. La seule chose que j'emporterai je le crains. Moi.
Je ne pourrai plus compter sur toi qui me lâcheras la main pour me fermer les yeux.
Je ne pourrai plus compter sur personne. Quand les médecins auront renoncé.
Que mes amis et mes proches n'auront rien d'autre à faire que pleurer sur eux-mêmes.
Me laisser partir et rentrer chez eux. Que je n'aurai plus aucune prise sur rien. Pas même sur toi.
Pas même sur moi. Qui m'échapperai. Me glisserai entre les doigts. Comme dans un cauchemar.
Le dernier de tous. Celui dont on ne se réveille pas. La ligne est plate et le son continu.
C'est avec moi qu'il me faut vivre. Puisque c'est avec moi qu'il me faudra mourir.
Nous sommes venus seuls. Dans ce traumatisme de la naissance.
Dans un vomissement d'organes. D'une violence insensée.
Arrachés au ventre confortable de maman où s'éveillait une singularité.
Où nous avions pris nos habitudes douillettes.
Expulsés sans ménagements dans le foutoir du monde.
Je l'ai écrit je crois, en sortir ne saurait être plus violent qu'y entrer.
Ce pourrait être une consolation.
A quel moment la conscience apparaît ? A quel moment s'éteint-elle ? Et en combien de temps ?
Le temps d'appuyer sur un interrupteur ? Clic. Une fraction de seconde ? Nous verrons bien.
J'aurai le courage de m'y frotter par respect pour ceux qui y sont passés avant moi.
Essayant d'accepter mon sort avec une égale dignité.
Je m'efforcerai en effet de ne pas me couvrir de ridicule comme dans cette clinique,
m'éveillant prématurément d'une anesthésie générale, avant même d'avoir gagné ma chambre,
franchissant à peine la porte du bloc opératoire, en hurlant :
" J'veux pas crever ! J'veux pas crever ! "
comme une poule mouillée, en me débattant sur un brancard poussé par des infirmiers hilares,
me contorsionnant pour trouver l'air qu'il me manquait pour respirer, me rouvrir les poumons.
On me maintenait comme on pouvait sur ma civière en me suggérant de me calmer,
tranquillement, dans le couloir d'un sous-sol,
m'assurant que je n'allais pas mourir, qu'on ne m'attendait pas si tôt.
Le temps de reprendre ma respiration et mes esprits
et j'étais mort de honte. Attendant l'ascenseur.
Rangé sur un côté comme le charriot de linge sale d'un hôtel. Allongé et groggy.
Non. Vraiment. J'ai des progrès à faire. Je veux faire face avec un peu plus de tenue.
Renvoyer la révolte et la panique aux vestiaires. Pour m'en aller le plus proprement possible.
En épargnant une scène pathétique à qui sera là pour la voir. Ne pas te faire honte.
Que Diable ! Un peu de courage !
Le moment ou jamais d'être un homme ! Une fois dans ma vie !
J'ai encore du temps, pour le peu qu'il me reste. Du temps pour intégrer cette fatalité.
Il me faudra bien partir. Et me faudra partir seul. Enfin... partir. C'est ce que nous disons.
Quand nous ne savons pas ce qu'on fait quand on meurt. Partir n'est sans doute pas approprié.
Quand il n'y a peut-être ni mouvement, ni destination. Mais le résultat est le même.
Il ne servira à rien que tu sois là à ce moment précis pour me tenir la main.
C'est de mon vivant. Aujourd'hui. Que j'ai besoin de toi.
C'est une aide à double tranchant.
Quand tu vas participer à me faire regretter de devoir disparaître.
Tout quitter. Te quitter. M'en aller. Avec le risque probable de ne jamais plus te revoir.
Mais assurément, je m'éteindrai plus serein en n'ayant pas le regret de n'avoir pu te connaître.
Le regret de te perdre sera sans doute moins douloureux que celui de n'avoir pu nous aimer.
Prends ma main. Maintenant. Je la veux dans la mienne. Je veux la serrer de toutes mes forces.
La porter à ma bouche. A mon coeur. Pour ne pas ajouter ce regret à ceux du lit de mort.
A celui de partir. A celui de tout perdre. Celui de ne pas te l'avoir demandé. A présent.
Tant qu'il est encore temps. Aime-moi. Embrasse-moi. Joue avec mon corps et mon sexe.
Mes cheveux en bataille et le poil de ma barbe. Couvre-moi de baisers. Caresse ma carcasse.
Jouons à nous surprendre. Jouons à vieillir ensemble.
A nous disputer s'il le faut. A nous réconcilier.
Je veux faire le plein. Ne rien mettre de côté ni économiser. Terminaisons nerveuses.
Nos doigts. Parfaitement alignés. Les uns sur les autres. Le pouce. L'index. L'alliance.
Sur un miroir dans l'espace. Mon nez contre ton nez.
Le baiser esquimau. Nos yeux à un battement de cils. A tes grains de beauté.
Que je veux recompter. Un à un. Que je recompterai de mémoire, dans le noir, dans le vide,
au moment de partir, comme on compte les moutons pour s'aider à s'endormir.
C'est de mon vivant. Que j'ai besoin de toi. Pour avoir la certitude d'avoir été heureux.
Que je pourrai mourir avec cette force. Celle de n'avoir pas vécu pour rien.
C'est avec toi qu'il me faut vivre. C'est ce que j'ai choisi.
Quand je n'aurai plus besoin de toi au moment de m'éteindre.
Que tu seras mieux, à ce moment précis, à regarder la mer ou le jour se lever.
De mon côté, je compterai. Celui sur le lobe de l'oreille. Et puis, sur le coin de ton nez.
Trois. Quatre. Cinq. Six. Je descends des épaules. Je descends dans ton dos.
Ce jour-là, forcément, tu auras des choses à faire. Pour toi et pour les autres.
Que tu ne peux pas laisser tomber. Sept. Huit. Je remonte. Ton ventre. Ta poitrine.
Et soudain je revois dans une lumière aveuglante,
celle de la pellicule du film bloquée sur la lampe,
le jour de notre rencontre, la cabine, l'escalier, et la lune. Le Mont des Oliviers.
Ton sourire. La pinède. Et ma mère. Et Ambrosio. Et mes nièces. Barcelone.
Et Toulouse. Mon platane orangé.
Laetitia. Et Michel. Mes amis. Mes amours. La maison de Bompas. Lambert et Véronique.
Le studio de Paris. J'entends maman qui chante. Un truc en espagnol. Ta voix mêlée à la sienne.
" Tu me plais. " L'espace d'une seconde. Le piano. Le vent. Les enfants. La mer. Le soleil.
" Veux-tu vivre avec moi ? "
Philippe LATGER
Novembre 2011 à Perpignan