Cette journée comme sas de décompression.
Le café parmi des adultes au vent froid d'un samedi de shopping.
Quand je sais désormais que l'on apprend davantage, de soi-même et du monde,
auprès des enfants que n'importe où ailleurs. Je le sais d'autant plus à ce jour.
A me traîner sans n'avoir plus rien d'essentiel à faire. Sinon songer à ce qui s'est passé.
Une incursion dans la vie d'un chef de famille. L'immersion totale. Radicale.
Responsable d'une maison, d'une chatte, d'une fille de dix ans, d'un garçon de cinq ans.
Les parents sont partis un matin à 7 heures en me laissant les clés et quelques recommandations.
Je ne me rappelle plus comment c'est arrivé. A quoi j'ai dit oui. Pourquoi j'ai accepté.
Sur quoi nous nous étions mis d'accord. Mais voilà. Les dates étaient posées. Depuis longtemps.
J'avais déjà gardé ces enfants que j'adore, qui m'adorent, et cela me paraissait naturel.
Mais plus l'échéance approchait, plus la vague des responsabilités me semblait monstrueuse.
Aujourd'hui, la vague est passée, et je suis nu sur la plage, le nez dans le sable mouillé,
avec mon pagne d'algues et de petit bois, à cracher l'eau salée d'un stress qui retombe avec moi.
Sonné. Mes muscles se relâchent comme après le marathon. Les nerfs aussi. Tout se détend.
Et je comprends soudain pourquoi mes amis tenaient à s'offrir quelques jours. Sans les enfants.
Se retrouver en couple. Se retrouver l'un l'autre. Se retrouver soi-même. Avec un peu de chance.
Dormir sur ses deux oreilles. Pouvoir ne faire qu'une seule chose à la fois. Prendre du temps.
Quand j'ai celui désormais de tourner mollement ma cuillère dans la tasse de café. Vide.
Me laissant celui de remonter à la surface. De revenir dans mon corps.
Un dîner lundi soir, veille du Jour J, pour faire le tour de la question. Mise au point.
Rentré chez moi pour arracher les derniers instants de ma propre vie, dormir quelques heures.
05:50 sur le téléphone portable. Qui se met à sonner pour me réveiller. Le top départ.
Le papa vient me chercher en voiture. Ses bagages sont prêts. Les enfants encore au lit.
On les en tire pour faire la bise. Dire au revoir. De ne pas s'inquiéter. Rappeler qui commande.
Rappeler qu'on les aime. Qu'on pensera à eux. Qu'on reviendra très vite. Que ce sera génial.
Dans les brumes du sommeil, les enfants sans défense reçoivent ce qu'on leur dit sans broncher.
Se demandent s'ils rêvent et dorment encore. Les parents en profitent pour se sauver. 07:00.
J'ai sur la table la liste des choses à faire heure par heure. Dans le moindre détail. Impeccable.
Mode d'emploi. Posologie. Je n'ai qu'à suivre la partition. Avec la discipline du soldat.
Quand l'organisation a le mérite de ne laisser aucune place à l'improvisation ni au hasard.
Quand l'organisation ne laisse pas le temps de se poser des questions. Tout est prévu. Encadré.
Comme au volant. En pilote automatique. Je me transforme en robot domestique.
Quand le portail se referme sur papa et maman, j'ai le temps de prolonger leur discours,
d'évoquer le programme, ce que nous ferons demain, mercredi, pour convaincre les minots,
me convaincre moi-même, que nous ne verrions pas ces quatre jours passer.
Il m'a bien fallu cette journée entière. Aujourd'hui. Pour atterrir.
Redescendre. Redevenir un homme. Du moins l'homme que je suis.
Retrouver mon environnement. Mon modus vivendi. Mon biorythme.
Lorsque je m'étais rapidement converti en hybride, humanoïde, un croisement étrange.
A la fois robot domestique et mère au foyer. A la fois baby-sitter et père intérimaire.
Et je confie qu'il m'a été plus facile d'enfiler mon costume que de m'en séparer.
Dès mardi, 7 heures du matin - pas le choix - impossible de reculer, de faire machine arrière,
le portail a grincé, puis claqué, et je me suis retrouvé seul avec deux gamins qui me regardaient.
Dont j'allais m'occuper durant quatre jours et trois nuits. Quand c'est moi qui devais être rassuré.
Je souris et donne l'impression de contrôler. Je cherche la meilleure expression sur mon visage.
Celle qui inspire confiance. Qui dissimule le trac et la panique. Je cherche à paraître zen.
Non. Pas le temps de chercher. Je suis zen. Et je dois diffuser cette impression autour de moi.
Ce qui arrive est tout à fait normal. Naturel. Je suis à ma place. Et tout va bien se passer.
On a le temps de discuter un peu tous les trois. Je fais l'idiot pour les faire rire. Faire diversion.
Puis vient l'heure d'appliquer le programme du matin. 07:20 Phase de réveil. Petit-déjeuner.
07:45 Direction la salle de bains. Toilette. Brossage de dents. Je dois les conduire à l'école.
Respecter le timing. Respecter les horaires. Respecter les règles. Pour les faire respecter.
Maman avait préparé la tenue complète de chacun des jours de la semaine pour le plus petit.
Comme papa avait préparé les menus de chaque dîner. Pour que je n'aie pas à m'en inquiéter.
Que je n'aie pas à chercher les choses, fringues et aliments, au dernier moment, n'aie pas à me perdre.
Comme pour être assurés que je ne commettrais pas d'impairs et ne changerais pas les habitudes.
Ainsi, pendant que la grande qui s'habille toute seule depuis longtemps se préparait dans sa chambre,
j'avais sorti le cintre du mardi, et commencé à tenter de mettre un slip, des chaussettes, un pantalon,
à un petit garçon d'humeur à jouer, qui se contorsionnait sur son lit, bien décidé à ne pas m'aider.
Qui riait beaucoup au fait d'avoir passé les bras avec la tête dans le col plutôt que dans les manches,
lorsque j'avais un oeil sur l'horloge de mon portable, et ne voulais pas courir sur le chemin de l'école.
J'avais, derrière mon sourire, gravé l'horaire fatidique du départ de la maison lu sur la feuille de route.
Et j'empoignais les poings ou les coudes du garçonnet avec un mélange de douceur et de fermeté
auquel je n'avais pas le temps de réfléchir, un dosage intuitif, adapté à la situation et ses subtilités.
Spécialiste des forces contradictoires, en équilibre, j'ai obtenu en temps voulu le bon positionnement
des coutures des chaussettes, aux orteils comme aux talons, des pieds dans les tennis que j'ai lacés,
des bras dans les manches du tee-shirt, du petit gilet, de la petite écharpe autour du cou,
de mèches de cheveux malgré la résistance d'épis récalcitrants, comme des bretelles du cartable
sur le duffle-coat qu'il fallait mettre quand même, même s'il avait chaud, parce qu'il faisait froid dehors.
J'avais pensé au goûter. Un biscuit. Une compote de pommes. Et je pouvais m'inquiéter de sa soeur.
Qui déjà prête, coopérative, attendait sagement près de la porte d'entrée.
Une télé-réalité sans caméras. Vis ma Vie. Ou un jeu d'enfermement.
" Pendant 4 jours, Philippe, cet adolescent attardé de presque 40 ans, irresponsable et désinvolte,
célibataire et urbain, cynique, bohème et brouillon, va devoir assurer le quotidien de deux enfants.
Pourra-t'il se lever pour les accompagner à l'école à l'heure où il a l'habitude de se coucher ?
Leur préparer des repas équilibrés, des plats chauds, quand il ne sait pas même se faire cuire un oeuf ?
Faire respecter horaires et obligations quand il a aménagé sa vie pour précisément leur échapper ? ... "
Ici, pas de confessionnal pour se livrer humblement et pudiquement à des millions de téléspectateurs.
" Ben, pour moi, je suis dans l'aventure, j'ai envie de gagner, c'est tout. Alors j'irai jusqu'au bout.
Quoi qu'il en coûte. Je vais être moi-même. Je suis moi. Je suis vrai. En étant vraiment moi. Voilà. "
Une expérience en effet. Je ne suis pas dans l'aventure pour gagner quoi que ce soit.
Sinon peut-être l'estime de mes amis. Celle de ces enfants que j'aime, quand je me fous du respect.
Ce n'est pas moi qu'ils doivent respecter dans l'instant. Mais les règles imposées par leurs parents.
Pourrais-je ajouter, si la production est d'accord, que je cherche probablement, j'en suis conscient,
à prouver des choses, aussi bien aux autres qu'à moi-même ? Sur ce dont je suis capable malgré tout ?
Prouver aux autres que je pourrais vivre comme eux ? Que je pourrais en faire autant ? Aussi bien ?
Sur le trottoir, je donne un tour de clé dans la serrure du portail. Le petit me donne la main.
La grande marche devant. 08:15. Comme recommandé sur le déroulé de la journée type.
Nous serons à l'heure. Sans nous précipiter. Tranquilles. Comme je ne le suis toujours pas.
Je pense déjà à l'étape suivante. L'école maternelle accueille les enfants jusqu'à 8h40.
La primaire à 8h30. Saluer la maîtresse. Affronter le regard des autres parents. Les vrais.
Peu de circulation dans le quartier à cette heure. Aller à l'école fut une promenade.
Nous entrons chez les petits, où l'institutrice ne s'étonne pas de ma présence. " On m'a prévenue. "
C'est ce que semblent dire son sourire et un léger signe de la tête. Ce fut bref et précis.
Une sorte d'aparté qui ne dura pas. Déjà, elle se penche sur le bonhomme de chiffon,
plus malléable qu'au moment de l'habiller, qui se tient à peine debout au bout de mon bras,
en courbant son dos et arquant ses bras, protectrice, enveloppante, quand elle ne m'a pas oublié.
Je comprends qu'il s'agit pour elle de rassurer à la fois l'enfant et le parent qui l'accompagne.
Et que, parmi les signaux qu'elle envoie, certains me sont aussi destinés. " Bonne journée ! "
Puisqu'il me fallait dire quelque chose. " Je reviens te chercher ce soir. " Ai-je cru bon d'ajouter.
L'enfant en passant la porte de la classe a déjà basculé dans un monde dont je suis exclu.
Nous laissant avec sa soeur au milieu des porte-manteaux. Il ne se retourne pas sur nous.
J'ai cinq minutes pour sortir jusqu'au portail de l'établissement contigu. Sur le même trottoir.
Je croise des familles en retard qui pressent le pas, avec la sérénité de la mission accomplie.
Une bise à la grande fille devant son école, qui passe seule la grille. " A tout à l'heure ! "
Je vois d'où je suis sa silhouette se précipiter à travers la cour jusqu'à sa salle de classe.
Et quelque chose retombe en moi. Le trac et le stress. Comme après avoir coupé le feu
sous une casserole d'eau en ébullition. 08:25. Un étrange vertige. J'ai la journée pour moi.
Je suis revenu dans une maison vide. La lumière du jour l'avait normalisée.
Quelques heures plus tôt, mon ami était venu me chercher en voiture. Il faisait encore nuit.
Je n'avais pas beaucoup dormi. Bien décidé à me mettre dans un état de passivité totale.
Un état de fatigue qui ne me laissait pas d'autre choix que d'être discipliné. Lobotomisé.
Mais le robot avait désormais du temps jusqu'à l'heure de la sortie des classes. A 17 heures.
Les enfants restaient manger à la cantine pour le déjeuner. J'ai fait le tour de la maison.
Ramené doudous et pyjamas dans les chambres. Ouvert les lits. Rangé la cuisine.
Et il était déjà 9 heures quand j'ai convenu que je pouvais rentrer chez moi.
J'ai traversé le parc, marché jusqu'aux remparts que j'ai longés jusqu'à la cathédrale.
Déterminé à ne pas me recoucher, espérant avoir envie de dormir dans la soirée.
Le but était de bouleverser radicalement mon biorythme. Dormir la nuit. M'adapter.
Me caler scrupuleusement sur les horaires des petits. Qui étaient tout l'opposé des miens.
Heureux de retrouver mon studio. Où je ne pouvais pourtant me laisser aller complètement.
Je devais être devant l'école du petit à 16h50. J'avais 7 heures devant moi. Pour moi.
Avant d'entrer dans le gros du tunnel. Passer la nuit sur place. Demain mercredi.
Sans l'école pour prendre les enfants en charge. Avec une seconde nuit d'affilée.
Je restais concentré, groupé sur mon fauteuil de bureau, dans une salle d'attente.
Place de la République, j'ai rejoint des amis. L'aventure est derrière moi.
Dans mon caban, je souffre du froid en terrasse. Pas assez couvert. Le vent hivernal.
Je ne pense pas à mon expérience, ne pense à rien. Je peux me laisser aller. Totalement.
Les parents sont rentrés d'Italie hier soir. Ont retrouvé leurs petits sains et saufs. Good job.
J'ai retrouvé mon lit. J'ai retrouvé mon appart et mon rythme de vie. La décrue prend son temps.
Plus rapide d'adopter de nouvelles habitudes que de s'en défaire. J'avais sauté dans un bain glacé.
Dont j'avais maintenant du mal à me sortir. Une nuit était passée. Une partie du samedi aussi.
Le sas de décompression. Avec des amis indifférents à mes efforts pour être avec eux.
Suivre la conversation. Un peu décontenancé de ne plus être assis sur le bord de la chaise.
Avec à suivre une obligation imminente. Une bêtise à anticiper. Un geste à accomplir.
Déstabilisé de pouvoir à nouveau faire une seule chose à la fois. Ou ne rien faire du tout.
Pour l'instant. Je remue mon café. Je dissous mon sucre dans la tasse. Je ne fais que cela.
Sans avoir à surveiller quelque chose sur le feu, à négocier quelque chose, chercher le jouet perdu,
lancer le DVD pour éviter un enlisement dans l'ennui ou la colère, essuyer la vaisselle ou que sais-je.
La conversation ne m'intéresse pas, ou si peu. Je remonte doucement à la surface avec mes palmes.
Les bruits encore étouffés dans les profondeurs sous-marines. Approchant du monde. Le mien.
Que j'avais du mal à reconnaître. " Même si je n'ai pas gagné, je suis allé au bout de l'aventure.
Quelque part, j'ai gagné quand même, et ça va me faire une pointe au coeur quand je vais réaliser,
ben que tout ça, c'est fini quoi ... tout ce qu'on a vécu, que ce soit en bien ou en moins bien,
c'est exceptionnel, c'est unique quelque part, c'est une aventure humaine qui se reproduira pas.
Qu'on ne vit qu'une fois dans une vie. Mais j'ai été moi. Et c'est ça qui est important. "
J'avais apporté des affaires personnelles. Mon linge pour le lendemain. Trousse de toilette.
Pris possession d'un coin du salon télé, à l'étage, où se trouvait une banquette confortable,
avec un bon matelas, quand j'avais refusé la proposition des parents à investir leur propre chambre.
L'idée de dormir dans leur lit me gênait. Pour moi, pour eux et pour les enfants.
Je n'étais pas là pour prendre leur place. Au propre comme au figuré. Je dormirais dans le petit salon.
Un espace ouvert entre les chambres des enfants. Prêt à intervenir au besoin, au plus vite.
J'avais accroché les cintres pour défroisser chemises et tee-shirts, quand j'avais préparé mes tenues,
comme maman avait préparé celles du fiston pour toute la semaine. Afin de gagner du temps.
D'être disponible pour autre chose. La femme de ménage était dans la maison. " Bonjour ! "
Elle faisait du repassage au rez-de-chaussée. Prévenue d'un mot de ma présence et de ma mission.
J'ai vu en entrant qu'elle n'était pas surprise. Qu'elle s'attendait à mon arrivée. 16h30.
J'avais un quart d'heure pour installer mon bivouac en haut de l'escalier avant de partir à l'école.
Derniers instants avant l'arrivée du cyclone, que j'allais chercher moi-même pour le ramener ici.
Un oeil sur le menu. Ce que j'allais devoir préparer à manger. Coquillettes aux lardons.
J'ouvre le frigo pour repérer la position des aliments. " Ok, j'y vais, je reviens avec les monstres ! "
La femme de ménage m'encourage. Et je claque le portail derrière moi. 16h45. Le premier jour.
Nous sommes mardi et je suis à l'heure devant l'école maternelle. Celle qui ouvre en premier.
Me postant dans mon coin. A distance d'autres parents, à l'avance, qui me jaugent discrètement.
Certains discutent entre eux. Certains m'ont peut-être déjà aperçu ce matin. D'autres, peut-être,
sont déjà au courant de qui je suis. Savaient déjà que je viendrais m'occuper des petiots en l'absence
de leurs parents, pour être dans la confidence, des proches, amis ou voisins ...
Je ne suis pas un pervers qui fait la sortie des écoles. Ma place est légitime. Je semble être accepté.
Toléré à fumer en attendant que l'on ouvre la grille. Le temps d'interminables minutes. Surexposé.
Une sirène s'est déclenchée. Elle hurle dans la lumière d'un gyrophare.
" Je pense avoir découvert le secret de Philippe.
- Quel est-il d'après toi ?
- Je pense que Philippe n'est pas le père des enfants qu'il vient chercher à l'école.
- Qu'est-ce qui t'amène à penser ça ?
- Les enfants sont clairs, presque blonds, quand il est très brun et très poilu, avec sa barbe,
et sa touffe de cheveux. Ils ne se ressemblent pas du tout physiquement. Aucun air de famille.
Pis je l'avais jamais vu à la sortie de l'école jusqu'à aujourd'hui ... "
La volière de Bobos s'était densifiée soudainement, avec l'arrivée de véhicules venus stationner
à proximité, qui étaient tous à l'image de leurs propriétaires, et les parents furent lâchés à 16h50.
Happé par le banc, je me suis retrouvé dans le flot jusqu'à la porte de la classe où il fallut attendre.
Mon impression d'être un loup dans la bergerie fut atténuée par la rencontre d'amis de mes amis.
Que je reconnaissais. Qui me reconnaissaient. Venaient me saluer et s'inquiéter de mon état,
indiquant aux adultes alentour que je n'étais pas un intrus, un pédophile en puissance, prédateur,
venu menacer leurs progénitures, mais un proche, connu et reconnu, à qui l'on faisait confiance.
Des gens que j'avais croisés dans des soirées d'anniversaires, des fêtes ou des dîners.
Et qui, en me congratulant, en échangeant ne serait-ce que quelques mots, légitimaient ma présence.
Une autre réaction allait dans ce sens. Celle du petit. Quand la porte de la classe s'est enfin ouverte.
Qui est venu, tout sourire, se jeter dans mes bras avec enthousiasme sans l'ombre d'une hésitation.
Cette marque d'affection spontanée pouvaient lever des doutes ou répondre à des interrogations.
Dissiper la méfiance à mon égard. Quand, après la bise et un " alors, ça s'est bien passé aujourd'hui ? "
de circonstance, j'ai récupéré le cartable d'une main, et l'enfant de l'autre, pour aller chercher sa soeur.
Me sortir de là, pour rejoindre l'attroupement devant l'école primaire. Faire mon job.
Sur la terrasse du café, derrière mon amie, j'aperçois un enfant dans une poussette.
Un petit garçon avec son doudou. Près de maman. Qui boit son eau minérale.
Elle parle avec une copine. Ne s'occupe pas de lui. Quand j'ai fini de dissoudre mon sucre.
Je porte la tasse à ma bouche. Le café est chaud. Augmentant la sensation de froid.
Un frisson me fait trembler. Pourquoi diable sommes-nous restés dehors ? Il pèle.
Je ne suis pas assez couvert. Nous aurions pu au moins nous installer au soleil. Il y en a.
Le petit garçon s'impatiente et agite son doudou à bout de bras. Quand le doudou s'envole.
L'enfant a ouvert son poing et le carré de tissu est passé par-dessus sa tête. Une belle passe. Ole.
Le doudou retombe par terre, derrière la poussette. Quand maman s'en aperçoit. Et le ramasse.
Je repose ma tasse dans sa soucoupe, disposé à écouter ce que mon amie était en train d'expliquer.
Lorsque j'écarquille les yeux. La mère a foutu une beigne à son gosse. Une claque. L'enfant pleure.
Je ris pour libérer mon indignation. Je ne sais pas si l'enfant méritait cette gifle. Mais je ris.
Maman avait sans doute ses raisons. Quand je suis bien placé désormais pour ne plus juger trop vite.
Que je peux trouver des circonstances atténuantes pour avoir été en situation. Et de la compassion.
Mais je ris en songeant que si le but était de pouvoir parler tranquille avec sa copine, c'était réussi.
Maintenant, le petit garçon pleurait à gorge déployée, et elle ne pouvait s'en prendre qu'à elle-même.
On a beau mettre en doute mon autorité, être sceptique sur mes méthodes, qui n'en sont pas,
je n'ai aucun mal à comprendre que l'on a tout à gagner à faire passer les choses en douceur.
Les démonstrations outrancières, la fermeté proclamée, la violence des propos et des gestes,
censée rappeler qui commande, conduit irrémédiablement à l'escalade dans les rapports de force.
On signe pour le drame. Le conflit. Les cris et les pleurs. Qui personnellement me fatiguent d'avance.
Je n'ai peut-être pas d'autorité, mais ça tombe bien. Je n'en veux pas. Je veux faire mon job en paix.
Qui n'est pas d'élever ou d'éduquer des enfants. Mais simplement de les garder.
Les garder en vie. En santé. Les nourrir. Anticiper les accidents. Les blessures.
Lorsque nous faisons le chemin de l'école à l'envers. Sur de petits trottoirs jonchés d'obstacles.
A une heure où la circulation automobile est plus dense. La grande est prudente. Le petit ne l'est pas.
Il m'échappe et se met à courir. Et je dois hausser le ton. Je crie son prénom. Pointant un index.
Un doigt indiquant le sol, comme lorsqu'on veut signifier au chien que l'on dresse : " Au pied ! ".
L'enfant ignore mon ordre. Alors qu'une voiture approche à vive allure. Mon coeur se met à cogner.
J'envisage ce qui peut arriver. " Tu restes sur le trottoir s'il te plaît ! " Garder le contrôle à distance.
Gérer la panique. Quand l'enfant la devine et s'en amuse. Je fronce les sourcils. Saisis sa main.
Nous attendons pour traverser. Gagnons la rue de la maison. Plus sécurisée. Et je me sens déjà mieux.
Je souffle quand les mômes s'engouffrent joyeusement dans le jardin, enfin, chez eux, à l'abri,
à l'ouverture du portail, que je ferme derrière moi en laissant dehors une foule de dangers terrifiants.
Ils sont déjà au placard de la cuisine pour chercher leur goûter lorsque j'entre à mon tour, soulagé,
en terrain conquis, posant les cartables avec une part de mes craintes, quand tout est sous contrôle.
Je réponds au sourire entendu de la femme de ménage qui me fait l'amitié de ranger la vaisselle.
" Vous n'êtes pas obligée. Je peux le faire ! ... " Mais elle termine ce qu'elle a commencé.
Je l'en remercie avant de rationner le petit sur les gâteaux. " Tu n'auras plus faim pour le souper ! "
Je me tiens aux indications données. Un gâteau. Pas deux. " Qu'est-ce que tu as mangé à la cantine ? "
Ce matin, dans le brouillard du sommeil, les enfants n'avaient pas réagi au départ de leurs parents.
J'y ai pensé toute la journée. Ce soir, ce sera probablement plus difficile. Ils vont se rendre compte.
Le plus petit en particulier. Je redoutais le moment d'aller au lit. Le moment où il n'aurait pas la bise,
l'histoire ou le câlin avec papa ou maman. Le moment où il faudrait trouver le sommeil.
Je devais occuper l'espace. L'occuper. Tenir à distance le blues du coucher du soleil. Le crépuscule.
La lumière qui faiblit. " On joue à l'école ? " Oui, voilà. Jouons à l'école. " Je suis le maître ! "
Voilà une affirmation intéressante. Je n'y pose aucune objection. C'est un jeu. Un jeu de rôle.
Et le maître, du haut de ses trois pommes, de mauvais poil, a pu se lâcher. Libérer son énergie.
Exprimer toute sa colère. Criant sur les élèves. Evacuer toutes les tensions. Comme les angoisses.
" Ici la Voix. Attention. Ceci est une mission secrète. Philippe. Sans interrompre le jeu,
tu devras nourrir la chatte à 18 heures, comme convenu, rappeler à l'aînée, restée à l'ordinateur,
qu'elle ne doit pas y passer plus d'une heure et devra penser à prendre sa douche, le tout,
sans éveiller les soupçons du benjamin, avec qui tu dois maintenir le déroulé du jeu de rôle. "
Le gros ours en peluche assis près de moi était Virgile. Et j'étais rebaptisé Arthur.
Le maître était furieux contre nous. Nous n'écoutions rien. N'étions pas sages. Et serions punis.
Assis à son bureau, il coloriait de petites cartes avec un feutre jaune fluorescent avec application.
Voyant l'heure, sous prétexte d'aller faire pipi, après avoir levé le doigt et demandé la permission,
j'étais sorti de classe pour préparer la gamelle de Marette qui piaffait, descendu au rez-de-chaussée
où l'animal miaulait dans mes jambes avec insistance quand je lui versais un tapis de croquettes.
Attention à ne pas confondre. Les coquillettes, pour les enfants. Les croquettes, pour Marette.
Que j'enrobais d'une préparation à base de poisson. Un demi-sachet comme il fut dit.
" Arthur !!! Viens ici !!! Tout de suite !!! Sinon ! " Je fais la moue en passant un coup d'éponge
sur la table de travail de la cuisine, en pensant que, décidément, le maître aujourd'hui est en pétard.
Je m'apprêtais à lui répondre, laissant le chat ronronner de bonheur sur son repas quotidien,
prêt à me lancer dans l'escalier pour le rejoindre, lorsque la grande soeur vint à mon secours.
" Je suis la directrice ! Et Arthur est dans mon bureau ! "
Je la remerciais d'un simple clin d'oeil, lorsque, pour toute gratification, je n'ai pu faire autrement
que de lui rappeler qu'elle ne devait pas passer la soirée devant l'ordi et penser à se doucher.
Le plus gentiment du monde quand la jeune fille responsable n'avait pas besoin de se faire prier.
Qu'elle s'occupait sagement sur des patrons de mode de sites pour les filles de son âge.
Et savait pertinemment que je ne lui faisais ces remarques que pour honorer la mission secrète.
" Arthur !!! T'es puni !!! ... On ne jouera plus à l'école de toute ma vie ! ... "
Le défilé des voitures. Mini Austin. 4x4. Flambant neuves ou vintage. La parade des succès.
L'exposition de qui l'on est. La petite estrade d'un théâtre social. A la sortie de l'école.
Il y a beaucoup d'hommes désormais, et l'on s'en réjouit, pour venir chercher leurs enfants.
Ce n'était pas le cas à l'époque où j'étais moi-même scolarisé. Fin des Années 70. Années 80.
Il n'y avait que des mamans. Que des femmes. Et l'arrivée des hommes a changé le climat.
Je m'en étonne. Je souris. Il y a de la drague dans l'air. Ce n'est pas évident. Ce n'est pas grossier.
Mais certains, manifestement, viennent un peu en avance, pour le plaisir de se montrer, de parler,
se mettre en scène, battre des cils, deviser, cancaner, ou simplement passer un moment.
Si d'autres ne font que passer, pour ne faire que ce pourquoi ils sont là : récupérer leurs gosses,
je vois bien qu'il y en a qui se sont préparés pour ce moment de représentation de soi-même,
gagnant une petite agora où il est possible de se faire valoir, étaler sa réussite ou sa différence.
Un papa ici prend plaisir à faire glousser ces dames. Fait l'intéressant. Cherche la sympathie.
A amuser la galerie. Et l'on parle de tout. Pas seulement des instits ou des vacances.
De la réunion des parents d'élèves ou de la sortie au Palais des Rois de Majorque.
On parle aussi de ses projets de voyages ou de week-ends. De l'achat d'un nouvel appart.
Du club de Fitness où l'on pourrait aller ensemble. De la naissance du bébé de l'Elysée.
Et trois pas de côté, à l'écart, j'admire l'ambiance de garden-party, où il ne manque qu'un buffet.
Comme à l'intérieur de l'établissement, il y a à l'extérieur ceux qui sont discrets, qu'on ne voit pas,
et ceux qui se distinguent, les stars, qui sont populaires et font tout pour l'être.
Il y a des chances pour que ce soit les mêmes 25 ou 30 ans plus tard. De grands enfants.
Devant l'école primaire, ils laissent jouer les petits en attendant les grands, parlent entre eux,
sans surveiller les mômes qui jouent dans les lauriers, dans la haie, s'approchent dangereusement
de la route, quand je garde un oeil sur le mien, anxieux dès que je le perds de vue.
Mon stress révèle sans doute mon manque d'habitude. Il semble qu'il n'y ait pas de raisons
de s'inquiéter, nous sommes entre nous, et la zone est sécurisée. Malgré parfois un petit :
" Où est Bartholomé ? ", " Paul, s'il te plaît, tu ne t'éloignes pas ! ", l'ambiance est détendue,
quand je ne lâche pas mon bonhomme des yeux un seul instant, avec un peu d'appréhension.
A l'ouverture de la grille de l'école primaire, les enfants sont lâchés au goutte à goutte.
Les parents s'approchent, et cherchent par-dessus les épaules du petit attroupement,
le visage connu qu'ils ramèneront à la maison, et je me retrouve à faire de même.
J'ai l'impression d'attendre mon bagage au carrousel d'un aéroport, lorsque des valises défilent,
sur le tapis roulant, avec toujours le sentiment que le vôtre arrivera en dernier, avec autour de vous,
ceux qui sont heureux d'apercevoir le leur avant de partir avec, tout sourire, quand de votre côté,
votre coeur fait un bon pensant reconnaître le vôtre, un sac de voyage noir très ressemblant.
Je suis devant la grille, balançant ma tête et mes yeux entre les coiffures et les silhouettes,
tout en veillant à garder un oeil sur le plus petit que je ne veux pas perdre dans la foule,
qui est là, qui était là, qui n'est plus là, l'autre oeil sur une fillette qui pourrait être ... mais non,
qui n'est pas celle que je dois ramener chez mes amis, et je me retrouve seul un instant,
tentant de me convaincre que, non, je n'ai pas perdu les deux enfants que l'on m'a confiés.
Je reconnais un bout du gilet gris du garçonnet. Dans les lauriers. J'en ai un. Je me sens mieux.
Aperçu entre des cartables et des jambes et des poussettes. Quand la grande fait son apparition.
Elle m'a vu la première et me saute au cou. Me présente à ses amies. Et j'appelle son frère.
Trop d'informations contradictoires. Trop de mouvements. Je dois me sortir de là au plus vite.
Réalisant que je ne contrôlais plus rien. Et j'éloigne mes deux rescapés du bourbier. Sauvetage.
Pour les mettre à l'abri. Il faut encore faire un bout de chemin avec d'autres enfants.
D'autres parents. Jusqu'au bout de la rue. Mais la sélection naturelle, sur la distance, dilue le flux.
Et je respire mieux lorsque nous nous retrouvons enfin tous les trois sur le trottoir de notre adresse.
" Heureux d'être revenu dans la maison. Je suis tranquille jusqu'aux prochaines nominations ! ... "
Le jeune maître a laissé Virgile seul dans sa classe pour venir m'assister à la préparation du dîner.
Préparer les pâtes. Les lardons. Mettre la table. Sortir la vaisselle que la femme de ménage,
pour m'aider quand c'était superflu, avait rangée, comme un geste de soutien et d'accompagnement
que j'avais apprécié comme tel. La grande soeur passerait sous la douche avant d'aller au lit.
Nous allions faire notre premier repas. Quand un grand-père inquiet demandait des nouvelles.
Par texto. Grand-père que je m'empressais de rassurer. Tout en surveillant la poêlée de lardons.
Mettre en marche la hotte aspirante. Et soudain, une drôle d'image me vient à l'esprit.
Je vois ma propre mère en cuisine. Quand je m'active entre l'évier, le frigo, les plaques de cuisson,
la table de la salle à manger, sans omettre de dire une parole aimable pour l'un ou pour l'autre.
Rincer les ustensiles au fur et à mesure. Sortir un plat pour y verser les pâtes après les avoir égouttées.
J'étais devenu ma mère. J'étais elle. A Bompas. Préparant le dîner. J'empruntais ses gestes.
Son état d'esprit. Son abnégation. Son dévouement. J'avais un modèle à suivre. De bienveillance.
De savoir-faire avec les enfants. Qui, me semblait-il, avait fait ses preuves. J'en étais l'incarnation.
L'incarnation d'une enfance heureuse et épanouie. D'un bonheur dont elle avait été le gardien.
L'inspiratrice. La responsable. Et je n'avais qu'à penser à ce qu'elle aurait fait pour le faire.
Sachant que je ne pouvais pas me tromper. Dans ma façon de gérer l'impatience du plus jeune.
De l'associer à ce que je faisais, de l'intéresser à une discipline pour laquelle il ne manque pas
de curiosité, la cuisine, pour laquelle il montre déjà plus de prédispositions que moi.
Dans ma façon de passer un coup d'éponge autour de l'évier. Un coup de balai sur le sol.
De porter la nourriture sur la table et de servir équitablement les enfants. Remplissant les verres.
Servant à boire avant même qu'ils ne l'aient demandé. M'installer enfin avec eux, en lâchant un :
" Bon appétit ! Mangez tant que c'est chaud ! " C'est Angèle qui était aux commandes.
J'avais laissé ma mère prendre les manettes, en confiance, et n'avais qu'à suivre le mouvement.
L'aînée s'est resservie trois fois. Ce qui a participé à mon soulagement.
Mes pâtes n'étaient peut-être pas excellentes, mais elles étaient manifestement mangeables.
J'ai pu débarrasser pour proposer un dessert. En songeant déjà à la dernière partie de la soirée.
Toujours fidèle au déroulé manuscrit de la journée que je gardais toujours à portée de main.
20:30 : on monte se préparer pour dormir. Brossage de dents. Pyjamas. L'histoire à lire au petit.
J'avais eu le temps d'y penser dans l'après-midi. Le fait que nous soyons mardi m'arrangeait.
Si l'enfant avait du mal à s'endormir, pris par l'angoisse de l'absence de ses parents,
s'il tardait à trouver le sommeil, envahi par un chagrin qu'il n'avait pas pris le temps d'exprimer,
nous n'avions pas à nous lever de bonne heure le lendemain. Pas d'école. Mercredi.
Nous pouvions nous permettre de déborder sur les horaires. De prendre le temps de le rassurer.
Une grasse matinée était possible. Ce qui était un moindre mal. Cela pouvait amortir l'insomnie.
Nous avons joué à Ben, où j'endosse le rôle de l'Homme de Pierre des 4 Fantastiques,
puisqu'il n'était que 20h et que nous en avions le temps, où il s'agit simplement de jouer à trap trap,
avec toujours un seul chat - moi-même - qui leur court après en faisant des grimaces et l'imbécile,
et les fait voltiger en l'air dans ses bras d'adulte, chaque fois qu'il lui arrive de les attraper vraiment.
C'est un jeu qu'ils adorent et qu'ils m'ont réclamé dès le réveil, comme à la sortie de l'école.
Je savais qu'ils attendaient cela avec impatience tous les deux. Et c'est venu comme récompense.
Quand je savais que le petit avait fait attention d'être sage, précisément pour mériter ce moment.
C'est donc le quart d'heure mexicain que je leur devais. Un petit break où l'on fait les fous ensemble.
Un moment de cris de joie et de fous rires. Utile à mes yeux pour libérer les tensions et l'énergie.
Après quoi, à l'heure dite, il fallut monter à l'étage, où la grande est allée prendre sa douche,
et où j'ai pu m'occuper de son frère encore essoufflé et ravi de la partie qui nous avait épuisés.
Une fois en pyjama, les dents brossées, il put choisir une histoire, que je lui ai lue à la seule lumière
d'une lampe de chevet qu'il faudrait que je revienne éteindre plus tard, dans son sommeil.
La grande avait le droit de lire dans son lit jusqu'à 21h30. Et j'ai pu descendre faire la vaisselle.
Une fois le robinet fermé, je fus saisi par le silence tombé sur la maison. Presque inquiétant.
Je n'avais pas tenté de masquer le bruit des assiettes ou des couverts, sachant que l'activité
au rez-de-chaussée, n'aurait pas manqué de rassurer le petit dans la bascule au pays des rêves.
Le bruit que je faisais lui signifiait que j'étais là. Dans la maison. Que je n'étais pas parti à mon tour.
Sans l'exagérer, je ne cherchais pas à l'amoindrir. Une façon de continuer à le bercer à distance.
Nous avions lu l'histoire, et il ne montra aucun signe d'anxiété. Resta tranquille au fond de son lit.
J'essuyais mes mains dans le torchon, en me disant qu'il était temps d'aller faire un tour de ronde.
Le petit dormait profondément, et j'ai pu éteindre la lampe de chevet, à pas de loup.
L'horloge du lecteur DVD du salon m'indiquait que la grande n'avait plus que dix minutes.
Dix minutes de lecture avant d'éteindre à son tour. J'ai frappé doucement du bout des doigts,
à la porte entrouverte de sa chambre, décidé à le lui rappeler gentiment. J'ai poussé le battant,
et, sans avoir à entrer, c'est moi qui ai éteint la lumière, à l'interrupteur accessible d'où j'étais.
Sa tête avait glissé de l'oreiller, près de l'armature du lit, et le livre lui était tombé des mains.
Je ne sais pas si le modèle est valable. C'est le seul dont je dispose.
Celui que je connais. Dont j'ai reçu les attentions quand j'étais aux premières loges.
Dans ma façon de lire l'histoire. De baisser le volume de la voix avec le rythme cardiaque.
De trouver une parade à un cauchemar. Conseillant à l'enfant de penser à des choses agréables.
D'expliquer tout, de respecter son intelligence, de prendre le temps de comprendre ce qu'il veut.
Ce qui ne va pas. Ce qu'il essaie de faire. Ce qu'il essaie de dire. Le temps d'argumenter.
D'égal à égal. D'autant plus quand je n'ai pas à incarner l'autorité suprême, pour ne pas être son père.
Ma mère m'a été utile. Un recours. Quand elle est entrée en moi. Que je suis entré en elle.
Que j'ai compris des choses de sa vie, de son fonctionnement, en me mettant à sa place.
Songeant à quoi elle pouvait bien penser, lorsque c'est elle qui préparait le dîner ou nous couchait.
Ce à quoi ressemblait son quotidien. Le temps libre pendant l'école. Celui du soir et de la nuit.
Quand je me retrouvais seul dans la maison, à dix heures, avec la chatte venue ronronner contre moi.
Appréciant le silence tombé autour de nous. La profondeur du sommeil de deux créatures à l'étage.
Quand la nuit, par la suite, restait légère. Que le petit pouvait se lever pour aller aux toilettes.
Qu'il fallait ouvrir l'oeil pour voir si tout allait bien. Et que je l'ouvrais finalement plusieurs fois par nuit.
" Ravi de l'aventure ! " aurais-je dit au confessionnal. Quand, définitivement, je m'en rends compte,
on apprend plus des enfants que des grandes personnes.
C'est ce que je me dis en m'ennuyant dans la conversation de la Place de la République.
J'ai beaucoup appris en quatre jours, sur les gens, notre condition, sur la vie, sur moi-même.
La peur d'être abandonné. De décevoir. L'orgueil. Le refus de perdre. D'avoir à choisir.
Dès l'âge de cinq ans, tous les paramètres d'une vie sont posés. Les forces contraires, violentes,
primaires, contradictoires, avec lesquelles il faudra bien composer jusqu'à la fin de ses jours.
L'instruction, l'éducation, viennent maquiller les monstres d'égoïsme que nous sommes.
Mais la rage de notre nature est toujours aussi intense, au beau milieu du cratère. Celui de notre être.
Les parents sont rentrés vendredi. Heureux d'avoir fait un beau voyage. Quand j'avais fait le mien.
Sans bouger. Ou presque. A quelques rues de chez moi. J'aurais moins appris, en Italie, ou ailleurs.
Serais allé moins loin qu'en restant ici, dans l'espace de cet unique pâté de maisons, si proche.
Un monde étrange, inconnu, bien plus exotique pour moi que Rome, Florence ou Venise.
Qu'aurais-je appris de la Renaissance italienne que je ne sache pas ? Des détails encyclopédiques ?
Quand j'avais ici l'opportunité de changer de peau. D'entrer dans l'existence d'une autre personne.
Plonger dans un choix de vie qui n'est pas le mien. En explorer les limites comme les satisfactions.
Les peines et les joies. Faire un pas vers tous ces gens, que je côtoie tous les jours. Que je côtoie
sans vraiment prendre la mesure de ce qu'est leur quotidien quand nous ne sommes pas ensemble.
Il fait froid. Ce week-end. A Perpignan. Je quitte le café pour traîner mon ombre jusqu'à mon studio.
Quand je n'ai pas tout à fait réinvesti mon corps. Une expérience. Dans laquelle en effet, je le confirme,
on entre plus vite qu'on n'en sort. Quand on en sort changé. Troublé. Chamboulé. Bouleversé.
" J'ai découvert beaucoup sur moi-même, et je ne regrette pas d'avoir participé à l'aventure ... "
Je remercie mes amis pour leur confiance. Insensée. Qui me touche. Que je n'explique pas.
Et je m'endors soudain. Sur le bonheur intense des missions accomplies.
C'est tout. Pour le moment.
Philippe LATGER
Octobre 2011 à Perpignan