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30 octobre 2011 7 30 /10 /octobre /2011 12:21

 

 

Pas de 69. Mais un 66. Ou bien la symétrie parfaite. Face à face. De deux corps.
Blottis sous la couette. Allongés sur le flanc. En chien de fusil. Position quasi foetale.
Pour deux jumeaux en gestation. Hibernation. Hypothermie. L'intimité absolue.
La symétrie parfaite. Des genoux relevés. Des dos arc-boutés. Des visages si proches.
Tout près. Si près. Et prêts pour un baiser. Qui n'ont pour cela que les lèvres à tendre.
Deux têtes dans les oreillers. Deux profils qui se font face. Tournés l'un vers l'autre.
Et les cuisses relevées trouvent à s'emboîter de la meilleure façon. De façon confortable.
Les sexes à bonne distance. Les jambes s'entrecroisent. Chaque muscle à sa place.
Chaque membre. Chaque articulation. Chaque pièce du puzzle. Tout s'agglomère naturellement.
Pour ne faire qu'un organisme. Dépendant l'un de l'autre. Autosuffisant. Coupé du monde.
Sur le radeau du lit dans la lumière orange. Les yeux s'ouvrent. Sous une vague de cils.
Dans la pénombre. Des étincelles. Des lueurs aveuglantes. Sous la couette. Dans sa chaleur.
Et je me dis que, vraiment, nous sommes faits l'un pour l'autre.
Respirant ton expiration. Expirant ta respiration.
Nous sommes les deux valves d'un même coeur.
Quand je sens le tien qui bat. Que je l'entends d'ici. En moi. Deux parties du même organe.
Enveloppées d'un duvet protecteur. Placé au beau milieu de l'écrin d'une chambre. Dérobée.
Arrachée au reste de la ville. Sur les plus hautes branches d'un platane complice. A l'abri.
Où rien ne saurait nous déranger. Où rien ne saurait nous distraire.
Les lamentations gitanes, dans la rue, parlent toutes de nous. Racontent notre histoire.
Illustrant comme elles peuvent l'intensité des regards que nous nous adressons.
Aussi violents que des pénétrations sexuelles. Aussi déterminés. Affamés et curieux.
Dans ces ombres qui crépitent de lumières. La clarté anisée tamisée par la couette.
Où ton visage prend d'étonnantes tournures.
Quand ses traits se dessinent sur la blancheur du drap.
Les plus sûrs que l'on puisse surprendre.
Les plus exacts. Les plus précis. Le marbre de l'éternité.
Où se gravent deux noms. Incarnés par deux corps périssables qui s'adoptent à merveille.
S'emboîtent sans se gêner. Quand les galbes et les formes, trouvent chacune leur place adéquate.
Emplissent les parcelles de vide laissées en creux, avec une précision désarmante.
A ces corps symétriques qui s'épousent en silence, la nuit offre son voile de plaisirs immobiles.
Où le temps se suspend. La ville retient son souffle.
A tes yeux qui sourient de voir les miens sourire.
Amusés et émus. Etonnés d'être là. Lune après lune.
La quinzième il me semble. L'une après l'autre. Si le nombre peut compter.
Si les nombres ont un sens quand le temps aboli n'a plus aucune prise.
Un 6 du 66 s'est tourné pour faire face à l'autre.
Un nombre qui vaut pour deux. Figure symétrique.
Des siamois reliés par le coeur. Par le sexe. Par les yeux. Par leur âme. Qui se confondent enfin.
Deux ventricules d'un même organe. Qui se nourrissent l'un de l'autre. Se dévorent et s'adorent.
S'embrassent furieusement. Oubliant l'ordre social, la loi des hommes, les normes et l'habitude.
Les codes et les pratiques, le quotidien, l'ordinaire, le jeu des convenances. Ce qui reste dehors.
Au-delà de la couette. Au-delà de la chambre. De ses murs. Des fenêtres. Au-delà du platane.
Pour s'aimer. Exister. Au-delà de la mort. Du début. De la fin. Le sablier brisé.
En un instant t qui vaut l'éternité. Que rien ne peut nous prendre. Interrompre. Ou gâcher.
Dont j'ai encore l'ampleur au moment où j'écris. L'ampleur et son empreinte.

 

 

 

Philippe LATGER
Octobre 2011 à Perpignan

 

 

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26 octobre 2011 3 26 /10 /octobre /2011 12:07

 

 

Mister Hyde. Le reflet. Comme un double. Essoufflé.
Ligoté. Et jeté à la mer. Pour me laisser passer. Me laisser exister.
Mister Hyde. La doublure. Qui prenait le relais.
Arrêté. Enfermé. Dans un coffre. Une malle. Sa prison. Sarcophage.
Jeté par-dessus bord. Une nuit. Et au large. Dans son dernier scaphandre.
Mister Hyde. Dangereux. N'aimait pas que je sois heureux. Comme un double.
De mes clés. De mon âme. Le reflet. L'emportant sur le sujet. Chaque nuit. Libéré.
Le génie de la lampe. Apparaissait toujours, en frottant d'une manche la bouteille de whisky.
Les vapeurs. Et la peur de ne pas être aimé. Et l'orgueil. Et j'en passe. Faisaient sortir les crocs.
Faisaient sortir le monstre. Loup-garou. Mister Hyde. Sur la Cinquième Avenue.
Commandait. Au taxi. Au resto. Plus qu'un double whisky.
Le sourire des enfers. Et la bave du péché. A New York.
A Paris. Magicien. Et escroc. Il venait m'étrangler, voulait m'anéantir. Me pousser au suicide.
Mister Hyde. Assassin. Ou cet autre moi-même. Dont j'ai dû, je le crains, me débarrasser seul.
En brisant le miroir. En brisant la bouteille. Me tenant, alité, en cellule d'isolement.
Attaché. Désolé. Pour m'empêcher de boire.
M'empêcher de le voir. Apparaître à ma place. Et garder le pouvoir.
Le reflet diabolique. Le cruel. Le cynique. Qui avait vendu mon âme. Voulait me voir pendu.
Une façon de bander. La dernière. La plus juste. Pour payer tout le mal que j'ai fait ici-bas.
De donner du plaisir. A l'ombre de mon moi-même.
Au jumeau. Au siamois. Qu'il m'a fallu abattre.
Séparés d'un coup sec. Chirurgicalement. Poignardé dans le dos.
Ligoté. Enfermé. Et jeté à la mer. Le dernier bras de fer.
La question de survie. La pulsion suicidaire enfermée avec lui.
L'ennemi intérieur. Ou le pire de tous. Mister Hyde. Débusqué. Démasqué. Et puni.
S'est trouvé une nuit enfermé dans la boîte. A coulé lentement au fond des océans.
Ma dernière révolte. Et mon dernier forfait. Légitime défense.


 


 

Philippe LATGER
Octobre 2011 à Perpignan

 

 

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24 octobre 2011 1 24 /10 /octobre /2011 17:43

 

 

Cette journée comme sas de décompression.
Le café parmi des adultes au vent froid d'un samedi de shopping.
Quand je sais désormais que l'on apprend davantage, de soi-même et du monde,
auprès des enfants que n'importe où ailleurs. Je le sais d'autant plus à ce jour.
A me traîner sans n'avoir plus rien d'essentiel à faire. Sinon songer à ce qui s'est passé.
Une incursion dans la vie d'un chef de famille. L'immersion totale. Radicale.
Responsable d'une maison, d'une chatte, d'une fille de dix ans, d'un garçon de cinq ans.
Les parents sont partis un matin à 7 heures en me laissant les clés et quelques recommandations.
Je ne me rappelle plus comment c'est arrivé. A quoi j'ai dit oui. Pourquoi j'ai accepté.
Sur quoi nous nous étions mis d'accord. Mais voilà. Les dates étaient posées. Depuis longtemps.
J'avais déjà gardé ces enfants que j'adore, qui m'adorent, et cela me paraissait naturel.
Mais plus l'échéance approchait, plus la vague des responsabilités me semblait monstrueuse.
Aujourd'hui, la vague est passée, et je suis nu sur la plage, le nez dans le sable mouillé,
avec mon pagne d'algues et de petit bois, à cracher l'eau salée d'un stress qui retombe avec moi.
Sonné. Mes muscles se relâchent comme après le marathon. Les nerfs aussi. Tout se détend.
Et je comprends soudain pourquoi mes amis tenaient à s'offrir quelques jours. Sans les enfants.
Se retrouver en couple. Se retrouver l'un l'autre. Se retrouver soi-même. Avec un peu de chance.
Dormir sur ses deux oreilles. Pouvoir ne faire qu'une seule chose à la fois. Prendre du temps.
Quand j'ai celui désormais de tourner mollement ma cuillère dans la tasse de café. Vide.
Me laissant celui de remonter à la surface. De revenir dans mon corps.

Un dîner lundi soir, veille du Jour J, pour faire le tour de la question. Mise au point.
Rentré chez moi pour arracher les derniers instants de ma propre vie, dormir quelques heures.
05:50 sur le téléphone portable. Qui se met à sonner pour me réveiller. Le top départ.
Le papa vient me chercher en voiture. Ses bagages sont prêts. Les enfants encore au lit.
On les en tire pour faire la bise. Dire au revoir. De ne pas s'inquiéter. Rappeler qui commande.
Rappeler qu'on les aime. Qu'on pensera à eux. Qu'on reviendra très vite. Que ce sera génial.
Dans les brumes du sommeil, les enfants sans défense reçoivent ce qu'on leur dit sans broncher.
Se demandent s'ils rêvent et dorment encore. Les parents en profitent pour se sauver. 07:00.
J'ai sur la table la liste des choses à faire heure par heure. Dans le moindre détail. Impeccable.
Mode d'emploi. Posologie. Je n'ai qu'à suivre la partition. Avec la discipline du soldat.
Quand l'organisation a le mérite de ne laisser aucune place à l'improvisation ni au hasard.
Quand l'organisation ne laisse pas le temps de se poser des questions. Tout est prévu. Encadré.
Comme au volant. En pilote automatique. Je me transforme en robot domestique.
Quand le portail se referme sur papa et maman, j'ai le temps de prolonger leur discours,
d'évoquer le programme, ce que nous ferons demain, mercredi, pour convaincre les minots,
me convaincre moi-même, que nous ne verrions pas ces quatre jours passer.

Il m'a bien fallu cette journée entière. Aujourd'hui. Pour atterrir.
Redescendre. Redevenir un homme. Du moins l'homme que je suis.
Retrouver mon environnement. Mon modus vivendi. Mon biorythme.
Lorsque je m'étais rapidement converti en hybride, humanoïde, un croisement étrange.
A la fois robot domestique et mère au foyer. A la fois baby-sitter et père intérimaire.
Et je confie qu'il m'a été plus facile d'enfiler mon costume que de m'en séparer.
Dès mardi, 7 heures du matin - pas le choix - impossible de reculer, de faire machine arrière,
le portail a grincé, puis claqué, et je me suis retrouvé seul avec deux gamins qui me regardaient.
Dont j'allais m'occuper durant quatre jours et trois nuits. Quand c'est moi qui devais être rassuré.
Je souris et donne l'impression de contrôler. Je cherche la meilleure expression sur mon visage.
Celle qui inspire confiance. Qui dissimule le trac et la panique. Je cherche à paraître zen.
Non. Pas le temps de chercher. Je suis zen. Et je dois diffuser cette impression autour de moi.
Ce qui arrive est tout à fait normal. Naturel. Je suis à ma place. Et tout va bien se passer.
On a le temps de discuter un peu tous les trois. Je fais l'idiot pour les faire rire. Faire diversion.
Puis vient l'heure d'appliquer le programme du matin. 07:20 Phase de réveil. Petit-déjeuner.
07:45 Direction la salle de bains. Toilette. Brossage de dents. Je dois les conduire à l'école.
Respecter le timing. Respecter les horaires. Respecter les règles. Pour les faire respecter.

Maman avait préparé la tenue complète de chacun des jours de la semaine pour le plus petit.
Comme papa avait préparé les menus de chaque dîner. Pour que je n'aie pas à m'en inquiéter.
Que je n'aie pas à chercher les choses, fringues et aliments, au dernier moment, n'aie pas à me perdre.
Comme pour être assurés que je ne commettrais pas d'impairs et ne changerais pas les habitudes.
Ainsi, pendant que la grande qui s'habille toute seule depuis longtemps se préparait dans sa chambre,
j'avais sorti le cintre du mardi, et commencé à tenter de mettre un slip, des chaussettes, un pantalon,
à un petit garçon d'humeur à jouer, qui se contorsionnait sur son lit, bien décidé à ne pas m'aider.
Qui riait beaucoup au fait d'avoir passé les bras avec la tête dans le col plutôt que dans les manches,
lorsque j'avais un oeil sur l'horloge de mon portable, et ne voulais pas courir sur le chemin de l'école.
J'avais, derrière mon sourire, gravé l'horaire fatidique du départ de la maison lu sur la feuille de route.
Et j'empoignais les poings ou les coudes du garçonnet avec un mélange de douceur et de fermeté
auquel je n'avais pas le temps de réfléchir, un dosage intuitif, adapté à la situation et ses subtilités.
Spécialiste des forces contradictoires, en équilibre, j'ai obtenu en temps voulu le bon positionnement
des coutures des chaussettes, aux orteils comme aux talons, des pieds dans les tennis que j'ai lacés,
des bras dans les manches du tee-shirt, du petit gilet, de la petite écharpe autour du cou,
de mèches de cheveux malgré la résistance d'épis récalcitrants, comme des bretelles du cartable
sur le duffle-coat qu'il fallait mettre quand même, même s'il avait chaud, parce qu'il faisait froid dehors.
J'avais pensé au goûter. Un biscuit. Une compote de pommes. Et je pouvais m'inquiéter de sa soeur.
Qui déjà prête, coopérative, attendait sagement près de la porte d'entrée.

Une télé-réalité sans caméras. Vis ma Vie. Ou un jeu d'enfermement.
" Pendant 4 jours, Philippe, cet adolescent attardé de presque 40 ans, irresponsable et désinvolte,
célibataire et urbain, cynique, bohème et brouillon, va devoir assurer le quotidien de deux enfants.
Pourra-t'il se lever pour les accompagner à l'école à l'heure où il a l'habitude de se coucher ?
Leur préparer des repas équilibrés, des plats chauds, quand il ne sait pas même se faire cuire un oeuf ?
Faire respecter horaires et obligations quand il a aménagé sa vie pour précisément leur échapper ? ... "
Ici, pas de confessionnal pour se livrer humblement et pudiquement à des millions de téléspectateurs.
" Ben, pour moi, je suis dans l'aventure, j'ai envie de gagner, c'est tout. Alors j'irai jusqu'au bout.
Quoi qu'il en coûte. Je vais être moi-même. Je suis moi. Je suis vrai. En étant vraiment moi. Voilà. "
Une expérience en effet. Je ne suis pas dans l'aventure pour gagner quoi que ce soit.
Sinon peut-être l'estime de mes amis. Celle de ces enfants que j'aime, quand je me fous du respect.
Ce n'est pas moi qu'ils doivent respecter dans l'instant. Mais les règles imposées par leurs parents.
Pourrais-je ajouter, si la production est d'accord, que je cherche probablement, j'en suis conscient,
à prouver des choses, aussi bien aux autres qu'à moi-même ? Sur ce dont je suis capable malgré tout ?
Prouver aux autres que je pourrais vivre comme eux ? Que je pourrais en faire autant ? Aussi bien ?
Sur le trottoir, je donne un tour de clé dans la serrure du portail. Le petit me donne la main.
La grande marche devant. 08:15. Comme recommandé sur le déroulé de la journée type.
Nous serons à l'heure. Sans nous précipiter. Tranquilles. Comme je ne le suis toujours pas.
Je pense déjà à l'étape suivante. L'école maternelle accueille les enfants jusqu'à 8h40.
La primaire à 8h30. Saluer la maîtresse. Affronter le regard des autres parents. Les vrais.

Peu de circulation dans le quartier à cette heure. Aller à l'école fut une promenade.
Nous entrons chez les petits, où l'institutrice ne s'étonne pas de ma présence. " On m'a prévenue. "
C'est ce que semblent dire son sourire et un léger signe de la tête. Ce fut bref et précis.
Une sorte d'aparté qui ne dura pas. Déjà, elle se penche sur le bonhomme de chiffon,
plus malléable qu'au moment de l'habiller, qui se tient à peine debout au bout de mon bras,
en courbant son dos et arquant ses bras, protectrice, enveloppante, quand elle ne m'a pas oublié.
Je comprends qu'il s'agit pour elle de rassurer à la fois l'enfant et le parent qui l'accompagne.
Et que, parmi les signaux qu'elle envoie, certains me sont aussi destinés. " Bonne journée ! "
Puisqu'il me fallait dire quelque chose. " Je reviens te chercher ce soir. " Ai-je cru bon d'ajouter.
L'enfant en passant la porte de la classe a déjà basculé dans un monde dont je suis exclu.
Nous laissant avec sa soeur au milieu des porte-manteaux. Il ne se retourne pas sur nous.
J'ai cinq minutes pour sortir jusqu'au portail de l'établissement contigu. Sur le même trottoir.
Je croise des familles en retard qui pressent le pas, avec la sérénité de la mission accomplie.
Une bise à la grande fille devant son école, qui passe seule la grille. " A tout à l'heure ! "
Je vois d'où je suis sa silhouette se précipiter à travers la cour jusqu'à sa salle de classe.
Et quelque chose retombe en moi. Le trac et le stress. Comme après avoir coupé le feu
sous une casserole d'eau en ébullition. 08:25. Un étrange vertige. J'ai la journée pour moi.

Je suis revenu dans une maison vide. La lumière du jour l'avait normalisée.
Quelques heures plus tôt, mon ami était venu me chercher en voiture. Il faisait encore nuit.
Je n'avais pas beaucoup dormi. Bien décidé à me mettre dans un état de passivité totale.
Un état de fatigue qui ne me laissait pas d'autre choix que d'être discipliné. Lobotomisé.
Mais le robot avait désormais du temps jusqu'à l'heure de la sortie des classes. A 17 heures.
Les enfants restaient manger à la cantine pour le déjeuner. J'ai fait le tour de la maison.
Ramené doudous et pyjamas dans les chambres. Ouvert les lits. Rangé la cuisine.
Et il était déjà 9 heures quand j'ai convenu que je pouvais rentrer chez moi.
J'ai traversé le parc, marché jusqu'aux remparts que j'ai longés jusqu'à la cathédrale.
Déterminé à ne pas me recoucher, espérant avoir envie de dormir dans la soirée.
Le but était de bouleverser radicalement mon biorythme. Dormir la nuit. M'adapter.
Me caler scrupuleusement sur les horaires des petits. Qui étaient tout l'opposé des miens.
Heureux de retrouver mon studio. Où je ne pouvais pourtant me laisser aller complètement.
Je devais être devant l'école du petit à 16h50. J'avais 7 heures devant moi. Pour moi.
Avant d'entrer dans le gros du tunnel. Passer la nuit sur place. Demain mercredi.
Sans l'école pour prendre les enfants en charge. Avec une seconde nuit d'affilée.
Je restais concentré, groupé sur mon fauteuil de bureau, dans une salle d'attente.

Place de la République, j'ai rejoint des amis. L'aventure est derrière moi.
Dans mon caban, je souffre du froid en terrasse. Pas assez couvert. Le vent hivernal.
Je ne pense pas à mon expérience, ne pense à rien. Je peux me laisser aller. Totalement.
Les parents sont rentrés d'Italie hier soir. Ont retrouvé leurs petits sains et saufs. Good job.
J'ai retrouvé mon lit. J'ai retrouvé mon appart et mon rythme de vie. La décrue prend son temps.
Plus rapide d'adopter de nouvelles habitudes que de s'en défaire. J'avais sauté dans un bain glacé.
Dont j'avais maintenant du mal à me sortir. Une nuit était passée. Une partie du samedi aussi.
Le sas de décompression. Avec des amis indifférents à mes efforts pour être avec eux.
Suivre la conversation. Un peu décontenancé de ne plus être assis sur le bord de la chaise.
Avec à suivre une obligation imminente. Une bêtise à anticiper. Un geste à accomplir.
Déstabilisé de pouvoir à nouveau faire une seule chose à la fois. Ou ne rien faire du tout.
Pour l'instant. Je remue mon café. Je dissous mon sucre dans la tasse. Je ne fais que cela.
Sans avoir à surveiller quelque chose sur le feu, à négocier quelque chose, chercher le jouet perdu,
lancer le DVD pour éviter un enlisement dans l'ennui ou la colère, essuyer la vaisselle ou que sais-je.
La conversation ne m'intéresse pas, ou si peu. Je remonte doucement à la surface avec mes palmes.
Les bruits encore étouffés dans les profondeurs sous-marines. Approchant du monde. Le mien.
Que j'avais du mal à reconnaître. " Même si je n'ai pas gagné, je suis allé au bout de l'aventure.
Quelque part, j'ai gagné quand même, et ça va me faire une pointe au coeur quand je vais réaliser,
ben que tout ça, c'est fini quoi ... tout ce qu'on a vécu, que ce soit en bien ou en moins bien,
c'est exceptionnel, c'est unique quelque part, c'est une aventure humaine qui se reproduira pas.
Qu'on ne vit qu'une fois dans une vie. Mais j'ai été moi. Et c'est ça qui est important. "

J'avais apporté des affaires personnelles. Mon linge pour le lendemain. Trousse de toilette.
Pris possession d'un coin du salon télé, à l'étage, où se trouvait une banquette confortable,
avec un bon matelas, quand j'avais refusé la proposition des parents à investir leur propre chambre.
L'idée de dormir dans leur lit me gênait. Pour moi, pour eux et pour les enfants.
Je n'étais pas là pour prendre leur place. Au propre comme au figuré. Je dormirais dans le petit salon.
Un espace ouvert entre les chambres des enfants. Prêt à intervenir au besoin, au plus vite.
J'avais accroché les cintres pour défroisser chemises et tee-shirts, quand j'avais préparé mes tenues,
comme maman avait préparé celles du fiston pour toute la semaine. Afin de gagner du temps.
D'être disponible pour autre chose. La femme de ménage était dans la maison. " Bonjour ! "
Elle faisait du repassage au rez-de-chaussée. Prévenue d'un mot de ma présence et de ma mission.
J'ai vu en entrant qu'elle n'était pas surprise. Qu'elle s'attendait à mon arrivée. 16h30.
J'avais un quart d'heure pour installer mon bivouac en haut de l'escalier avant de partir à l'école.
Derniers instants avant l'arrivée du cyclone, que j'allais chercher moi-même pour le ramener ici.
Un oeil sur le menu. Ce que j'allais devoir préparer à manger. Coquillettes aux lardons.
J'ouvre le frigo pour repérer la position des aliments. " Ok, j'y vais, je reviens avec les monstres ! "
La femme de ménage m'encourage. Et je claque le portail derrière moi. 16h45. Le premier jour.
Nous sommes mardi et je suis à l'heure devant l'école maternelle. Celle qui ouvre en premier.
Me postant dans mon coin. A distance d'autres parents, à l'avance, qui me jaugent discrètement.
Certains discutent entre eux. Certains m'ont peut-être déjà aperçu ce matin. D'autres, peut-être,
sont déjà au courant de qui je suis. Savaient déjà que je viendrais m'occuper des petiots en l'absence
de leurs parents, pour être dans la confidence, des proches, amis ou voisins ...
Je ne suis pas un pervers qui fait la sortie des écoles. Ma place est légitime. Je semble être accepté.
Toléré à fumer en attendant que l'on ouvre la grille. Le temps d'interminables minutes. Surexposé.

Une sirène s'est déclenchée. Elle hurle dans la lumière d'un gyrophare.
" Je pense avoir découvert le secret de Philippe.
- Quel est-il d'après toi ?
- Je pense que Philippe n'est pas le père des enfants qu'il vient chercher à l'école.
- Qu'est-ce qui t'amène à penser ça ?
- Les enfants sont clairs, presque blonds, quand il est très brun et très poilu, avec sa barbe,
et sa touffe de cheveux. Ils ne se ressemblent pas du tout physiquement. Aucun air de famille.
Pis je l'avais jamais vu à la sortie de l'école jusqu'à aujourd'hui ... "
La volière de Bobos s'était densifiée soudainement, avec l'arrivée de véhicules venus stationner
à proximité, qui étaient tous à l'image de leurs propriétaires, et les parents furent lâchés à 16h50.
Happé par le banc, je me suis retrouvé dans le flot jusqu'à la porte de la classe où il fallut attendre.
Mon impression d'être un loup dans la bergerie fut atténuée par la rencontre d'amis de mes amis.
Que je reconnaissais. Qui me reconnaissaient. Venaient me saluer et s'inquiéter de mon état,
indiquant aux adultes alentour que je n'étais pas un intrus, un pédophile en puissance, prédateur,
venu menacer leurs progénitures, mais un proche, connu et reconnu, à qui l'on faisait confiance.
Des gens que j'avais croisés dans des soirées d'anniversaires, des fêtes ou des dîners.
Et qui, en me congratulant, en échangeant ne serait-ce que quelques mots, légitimaient ma présence.
Une autre réaction allait dans ce sens. Celle du petit. Quand la porte de la classe s'est enfin ouverte.
Qui est venu, tout sourire, se jeter dans mes bras avec enthousiasme sans l'ombre d'une hésitation.
Cette marque d'affection spontanée pouvaient lever des doutes ou répondre à des interrogations.
Dissiper la méfiance à mon égard. Quand, après la bise et un " alors, ça s'est bien passé aujourd'hui ? "
de circonstance, j'ai récupéré le cartable d'une main, et l'enfant de l'autre, pour aller chercher sa soeur.
Me sortir de là, pour rejoindre l'attroupement devant l'école primaire. Faire mon job.

Sur la terrasse du café, derrière mon amie, j'aperçois un enfant dans une poussette.
Un petit garçon avec son doudou. Près de maman. Qui boit son eau minérale.
Elle parle avec une copine. Ne s'occupe pas de lui. Quand j'ai fini de dissoudre mon sucre.
Je porte la tasse à ma bouche. Le café est chaud. Augmentant la sensation de froid.
Un frisson me fait trembler. Pourquoi diable sommes-nous restés dehors ? Il pèle.
Je ne suis pas assez couvert. Nous aurions pu au moins nous installer au soleil. Il y en a.
Le petit garçon s'impatiente et agite son doudou à bout de bras. Quand le doudou s'envole.
L'enfant a ouvert son poing et le carré de tissu est passé par-dessus sa tête. Une belle passe. Ole.
Le doudou retombe par terre, derrière la poussette. Quand maman s'en aperçoit. Et le ramasse.
Je repose ma tasse dans sa soucoupe, disposé à écouter ce que mon amie était en train d'expliquer.
Lorsque j'écarquille les yeux. La mère a foutu une beigne à son gosse. Une claque. L'enfant pleure.
Je ris pour libérer mon indignation. Je ne sais pas si l'enfant méritait cette gifle. Mais je ris.
Maman avait sans doute ses raisons. Quand je suis bien placé désormais pour ne plus juger trop vite.
Que je peux trouver des circonstances atténuantes pour avoir été en situation. Et de la compassion.
Mais je ris en songeant que si le but était de pouvoir parler tranquille avec sa copine, c'était réussi.
Maintenant, le petit garçon pleurait à gorge déployée, et elle ne pouvait s'en prendre qu'à elle-même.
On a beau mettre en doute mon autorité, être sceptique sur mes méthodes, qui n'en sont pas,
je n'ai aucun mal à comprendre que l'on a tout à gagner à faire passer les choses en douceur.
Les démonstrations outrancières, la fermeté proclamée, la violence des propos et des gestes,
censée rappeler qui commande, conduit irrémédiablement à l'escalade dans les rapports de force.
On signe pour le drame. Le conflit. Les cris et les pleurs. Qui personnellement me fatiguent d'avance.
Je n'ai peut-être pas d'autorité, mais ça tombe bien. Je n'en veux pas. Je veux faire mon job en paix.
Qui n'est pas d'élever ou d'éduquer des enfants. Mais simplement de les garder.

Les garder en vie. En santé. Les nourrir. Anticiper les accidents. Les blessures.
Lorsque nous faisons le chemin de l'école à l'envers. Sur de petits trottoirs jonchés d'obstacles.
A une heure où la circulation automobile est plus dense. La grande est prudente. Le petit ne l'est pas.
Il m'échappe et se met à courir. Et je dois hausser le ton. Je crie son prénom. Pointant un index.
Un doigt indiquant le sol, comme lorsqu'on veut signifier au chien que l'on dresse : " Au pied ! ".
L'enfant ignore mon ordre. Alors qu'une voiture approche à vive allure. Mon coeur se met à cogner.
J'envisage ce qui peut arriver. " Tu restes sur le trottoir s'il te plaît ! " Garder le contrôle à distance.
Gérer la panique. Quand l'enfant la devine et s'en amuse. Je fronce les sourcils. Saisis sa main.
Nous attendons pour traverser. Gagnons la rue de la maison. Plus sécurisée. Et je me sens déjà mieux.
Je souffle quand les mômes s'engouffrent joyeusement dans le jardin, enfin, chez eux, à l'abri,
à l'ouverture du portail, que je ferme derrière moi en laissant dehors une foule de dangers terrifiants.
Ils sont déjà au placard de la cuisine pour chercher leur goûter lorsque j'entre à mon tour, soulagé,
en terrain conquis, posant les cartables avec une part de mes craintes, quand tout est sous contrôle.
Je réponds au sourire entendu de la femme de ménage qui me fait l'amitié de ranger la vaisselle.
" Vous n'êtes pas obligée. Je peux le faire ! ... " Mais elle termine ce qu'elle a commencé.
Je l'en remercie avant de rationner le petit sur les gâteaux. " Tu n'auras plus faim pour le souper ! "
Je me tiens aux indications données. Un gâteau. Pas deux. " Qu'est-ce que tu as mangé à la cantine ? "
Ce matin, dans le brouillard du sommeil, les enfants n'avaient pas réagi au départ de leurs parents.
J'y ai pensé toute la journée. Ce soir, ce sera probablement plus difficile. Ils vont se rendre compte.
Le plus petit en particulier. Je redoutais le moment d'aller au lit. Le moment où il n'aurait pas la bise,
l'histoire ou le câlin avec papa ou maman. Le moment où il faudrait trouver le sommeil.
Je devais occuper l'espace. L'occuper. Tenir à distance le blues du coucher du soleil. Le crépuscule.
La lumière qui faiblit. " On joue à l'école ? " Oui, voilà. Jouons à l'école. " Je suis le maître ! "
Voilà une affirmation intéressante. Je n'y pose aucune objection. C'est un jeu. Un jeu de rôle.
Et le maître, du haut de ses trois pommes, de mauvais poil, a pu se lâcher. Libérer son énergie.
Exprimer toute sa colère. Criant sur les élèves. Evacuer toutes les tensions. Comme les angoisses.

" Ici la Voix. Attention. Ceci est une mission secrète. Philippe. Sans interrompre le jeu,
tu devras nourrir la chatte à 18 heures, comme convenu, rappeler à l'aînée, restée à l'ordinateur,
qu'elle ne doit pas y passer plus d'une heure et devra penser à prendre sa douche, le tout,
sans éveiller les soupçons du benjamin, avec qui tu dois maintenir le déroulé du jeu de rôle. "
Le gros ours en peluche assis près de moi était Virgile. Et j'étais rebaptisé Arthur.
Le maître était furieux contre nous. Nous n'écoutions rien. N'étions pas sages. Et serions punis.
Assis à son bureau, il coloriait de petites cartes avec un feutre jaune fluorescent avec application.
Voyant l'heure, sous prétexte d'aller faire pipi, après avoir levé le doigt et demandé la permission,
j'étais sorti de classe pour préparer la gamelle de Marette qui piaffait, descendu au rez-de-chaussée
où l'animal miaulait dans mes jambes avec insistance quand je lui versais un tapis de croquettes.
Attention à ne pas confondre. Les coquillettes, pour les enfants. Les croquettes, pour Marette.
Que j'enrobais d'une préparation à base de poisson. Un demi-sachet comme il fut dit.
" Arthur !!! Viens ici !!! Tout de suite !!! Sinon ! " Je fais la moue en passant un coup d'éponge
sur la table de travail de la cuisine, en pensant que, décidément, le maître aujourd'hui est en pétard.
Je m'apprêtais à lui répondre, laissant le chat ronronner de bonheur sur son repas quotidien,
prêt à me lancer dans l'escalier pour le rejoindre, lorsque la grande soeur vint à mon secours.
" Je suis la directrice ! Et Arthur est dans mon bureau ! "
Je la remerciais d'un simple clin d'oeil, lorsque, pour toute gratification, je n'ai pu faire autrement
que de lui rappeler qu'elle ne devait pas passer la soirée devant l'ordi et penser à se doucher.
Le plus gentiment du monde quand la jeune fille responsable n'avait pas besoin de se faire prier.
Qu'elle s'occupait sagement sur des patrons de mode de sites pour les filles de son âge.
Et savait pertinemment que je ne lui faisais ces remarques que pour honorer la mission secrète.
" Arthur !!! T'es puni !!! ... On ne jouera plus à l'école de toute ma vie ! ... "

Le défilé des voitures. Mini Austin. 4x4. Flambant neuves ou vintage. La parade des succès. 
L'exposition de qui l'on est. La petite estrade d'un théâtre social. A la sortie de l'école.
Il y a beaucoup d'hommes désormais, et l'on s'en réjouit, pour venir chercher leurs enfants.
Ce n'était pas le cas à l'époque où j'étais moi-même scolarisé. Fin des Années 70. Années 80.
Il n'y avait que des mamans. Que des femmes. Et l'arrivée des hommes a changé le climat.
Je m'en étonne. Je souris. Il y a de la drague dans l'air. Ce n'est pas évident. Ce n'est pas grossier.
Mais certains, manifestement, viennent un peu en avance, pour le plaisir de se montrer, de parler,
se mettre en scène, battre des cils, deviser, cancaner, ou simplement passer un moment.
Si d'autres ne font que passer, pour ne faire que ce pourquoi ils sont là : récupérer leurs gosses,
je vois bien qu'il y en a qui se sont préparés pour ce moment de représentation de soi-même,
gagnant une petite agora où il est possible de se faire valoir, étaler sa réussite ou sa différence.
Un papa ici prend plaisir à faire glousser ces dames. Fait l'intéressant. Cherche la sympathie.
A amuser la galerie. Et l'on parle de tout. Pas seulement des instits ou des vacances.
De la réunion des parents d'élèves ou de la sortie au Palais des Rois de Majorque.
On parle aussi de ses projets de voyages ou de week-ends. De l'achat d'un nouvel appart.
Du club de Fitness où l'on pourrait aller ensemble. De la naissance du bébé de l'Elysée.
Et trois pas de côté, à l'écart, j'admire l'ambiance de garden-party, où il ne manque qu'un buffet.
Comme à l'intérieur de l'établissement, il y a à l'extérieur ceux qui sont discrets, qu'on ne voit pas,
et ceux qui se distinguent, les stars, qui sont populaires et font tout pour l'être.
Il y a des chances pour que ce soit les mêmes 25 ou 30 ans plus tard. De grands enfants.
Devant l'école primaire, ils laissent jouer les petits en attendant les grands, parlent entre eux,
sans surveiller les mômes qui jouent dans les lauriers, dans la haie, s'approchent dangereusement
de la route, quand je garde un oeil sur le mien, anxieux dès que je le perds de vue.
Mon stress révèle sans doute mon manque d'habitude. Il semble qu'il n'y ait pas de raisons
de s'inquiéter, nous sommes entre nous, et la zone est sécurisée. Malgré parfois un petit :
" Où est Bartholomé ? ", " Paul, s'il te plaît, tu ne t'éloignes pas ! ", l'ambiance est détendue,
quand je ne lâche pas mon bonhomme des yeux un seul instant, avec un peu d'appréhension.

A l'ouverture de la grille de l'école primaire, les enfants sont lâchés au goutte à goutte.
Les parents s'approchent, et cherchent par-dessus les épaules du petit attroupement,
le visage connu qu'ils ramèneront à la maison, et je me retrouve à faire de même.
J'ai l'impression d'attendre mon bagage au carrousel d'un aéroport, lorsque des valises défilent,
sur le tapis roulant, avec toujours le sentiment que le vôtre arrivera en dernier, avec autour de vous,
ceux qui sont heureux d'apercevoir le leur avant de partir avec, tout sourire, quand de votre côté,
votre coeur fait un bon pensant reconnaître le vôtre, un sac de voyage noir très ressemblant.
Je suis devant la grille, balançant ma tête et mes yeux entre les coiffures et les silhouettes,
tout en veillant à garder un oeil sur le plus petit que je ne veux pas perdre dans la foule,
qui est là, qui était là, qui n'est plus là, l'autre oeil sur une fillette qui pourrait être ... mais non,
qui n'est pas celle que je dois ramener chez mes amis, et je me retrouve seul un instant,
tentant de me convaincre que, non, je n'ai pas perdu les deux enfants que l'on m'a confiés.
Je reconnais un bout du gilet gris du garçonnet. Dans les lauriers. J'en ai un. Je me sens mieux.
Aperçu entre des cartables et des jambes et des poussettes. Quand la grande fait son apparition.
Elle m'a vu la première et me saute au cou. Me présente à ses amies. Et j'appelle son frère.
Trop d'informations contradictoires. Trop de mouvements. Je dois me sortir de là au plus vite.
Réalisant que je ne contrôlais plus rien. Et j'éloigne mes deux rescapés du bourbier. Sauvetage.
Pour les mettre à l'abri. Il faut encore faire un bout de chemin avec d'autres enfants.
D'autres parents. Jusqu'au bout de la rue. Mais la sélection naturelle, sur la distance, dilue le flux.
Et je respire mieux lorsque nous nous retrouvons enfin tous les trois sur le trottoir de notre adresse.
" Heureux d'être revenu dans la maison. Je suis tranquille jusqu'aux prochaines nominations ! ... "

Le jeune maître a laissé Virgile seul dans sa classe pour venir m'assister à la préparation du dîner.
Préparer les pâtes. Les lardons. Mettre la table. Sortir la vaisselle que la femme de ménage,
pour m'aider quand c'était superflu, avait rangée, comme un geste de soutien et d'accompagnement
que j'avais apprécié comme tel. La grande soeur passerait sous la douche avant d'aller au lit.
Nous allions faire notre premier repas. Quand un grand-père inquiet demandait des nouvelles.
Par texto. Grand-père que je m'empressais de rassurer. Tout en surveillant la poêlée de lardons.
Mettre en marche la hotte aspirante. Et soudain, une drôle d'image me vient à l'esprit.
Je vois ma propre mère en cuisine. Quand je m'active entre l'évier, le frigo, les plaques de cuisson,
la table de la salle à manger, sans omettre de dire une parole aimable pour l'un ou pour l'autre.
Rincer les ustensiles au fur et à mesure. Sortir un plat pour y verser les pâtes après les avoir égouttées.
J'étais devenu ma mère. J'étais elle. A Bompas. Préparant le dîner. J'empruntais ses gestes.
Son état d'esprit. Son abnégation. Son dévouement. J'avais un modèle à suivre. De bienveillance.
De savoir-faire avec les enfants. Qui, me semblait-il, avait fait ses preuves. J'en étais l'incarnation.
L'incarnation d'une enfance heureuse et épanouie. D'un bonheur dont elle avait été le gardien.
L'inspiratrice. La responsable. Et je n'avais qu'à penser à ce qu'elle aurait fait pour le faire.
Sachant que je ne pouvais pas me tromper. Dans ma façon de gérer l'impatience du plus jeune.
De l'associer à ce que je faisais, de l'intéresser à une discipline pour laquelle il ne manque pas
de curiosité, la cuisine, pour laquelle il montre déjà plus de prédispositions que moi.
Dans ma façon de passer un coup d'éponge autour de l'évier. Un coup de balai sur le sol.
De porter la nourriture sur la table et de servir équitablement les enfants. Remplissant les verres.
Servant à boire avant même qu'ils ne l'aient demandé. M'installer enfin avec eux, en lâchant un :
" Bon appétit ! Mangez tant que c'est chaud ! " C'est Angèle qui était aux commandes.
J'avais laissé ma mère prendre les manettes, en confiance, et n'avais qu'à suivre le mouvement.

 

 

L'aînée s'est resservie trois fois. Ce qui a participé à mon soulagement.
Mes pâtes n'étaient peut-être pas excellentes, mais elles étaient manifestement mangeables.
J'ai pu débarrasser pour proposer un dessert. En songeant déjà à la dernière partie de la soirée.
Toujours fidèle au déroulé manuscrit de la journée que je gardais toujours à portée de main.
20:30 : on monte se préparer pour dormir. Brossage de dents. Pyjamas. L'histoire à lire au petit.
J'avais eu le temps d'y penser dans l'après-midi. Le fait que nous soyons mardi m'arrangeait.
Si l'enfant avait du mal à s'endormir, pris par l'angoisse de l'absence de ses parents,
s'il tardait à trouver le sommeil, envahi par un chagrin qu'il n'avait pas pris le temps d'exprimer,
nous n'avions pas à nous lever de bonne heure le lendemain. Pas d'école. Mercredi.
Nous pouvions nous permettre de déborder sur les horaires. De prendre le temps de le rassurer.
Une grasse matinée était possible. Ce qui était un moindre mal. Cela pouvait amortir l'insomnie.
Nous avons joué à Ben, où j'endosse le rôle de l'Homme de Pierre des 4 Fantastiques,
puisqu'il n'était que 20h et que nous en avions le temps, où il s'agit simplement de jouer à trap trap,
avec toujours un seul chat - moi-même - qui leur court après en faisant des grimaces et l'imbécile,
et les fait voltiger en l'air dans ses bras d'adulte, chaque fois qu'il lui arrive de les attraper vraiment.
C'est un jeu qu'ils adorent et qu'ils m'ont réclamé dès le réveil, comme à la sortie de l'école.
Je savais qu'ils attendaient cela avec impatience tous les deux. Et c'est venu comme récompense.
Quand je savais que le petit avait fait attention d'être sage, précisément pour mériter ce moment.
C'est donc le quart d'heure mexicain que je leur devais. Un petit break où l'on fait les fous ensemble.
Un moment de cris de joie et de fous rires. Utile à mes yeux pour libérer les tensions et l'énergie.
Après quoi, à l'heure dite, il fallut monter à l'étage, où la grande est allée prendre sa douche,
et où j'ai pu m'occuper de son frère encore essoufflé et ravi de la partie qui nous avait épuisés.
Une fois en pyjama, les dents brossées, il put choisir une histoire, que je lui ai lue à la seule lumière
d'une lampe de chevet qu'il faudrait que je revienne éteindre plus tard, dans son sommeil.
La grande avait le droit de lire dans son lit jusqu'à 21h30. Et j'ai pu descendre faire la vaisselle.
Une fois le robinet fermé, je fus saisi par le silence tombé sur la maison. Presque inquiétant.
Je n'avais pas tenté de masquer le bruit des assiettes ou des couverts, sachant que l'activité
au rez-de-chaussée, n'aurait pas manqué de rassurer le petit dans la bascule au pays des rêves.
Le bruit que je faisais lui signifiait que j'étais là. Dans la maison. Que je n'étais pas parti à mon tour.
Sans l'exagérer, je ne cherchais pas à l'amoindrir. Une façon de continuer à le bercer à distance.
Nous avions lu l'histoire, et il ne montra aucun signe d'anxiété. Resta tranquille au fond de son lit.
J'essuyais mes mains dans le torchon, en me disant qu'il était temps d'aller faire un tour de ronde.
Le petit dormait profondément, et j'ai pu éteindre la lampe de chevet, à pas de loup.
L'horloge du lecteur DVD du salon m'indiquait que la grande n'avait plus que dix minutes.
Dix minutes de lecture avant d'éteindre à son tour. J'ai frappé doucement du bout des doigts,
à la porte entrouverte de sa chambre, décidé à le lui rappeler gentiment. J'ai poussé le battant,
et, sans avoir à entrer, c'est moi qui ai éteint la lumière, à l'interrupteur accessible d'où j'étais.
Sa tête avait glissé de l'oreiller, près de l'armature du lit, et le livre lui était tombé des mains.

Je ne sais pas si le modèle est valable. C'est le seul dont je dispose.
Celui que je connais. Dont j'ai reçu les attentions quand j'étais aux premières loges.
Dans ma façon de lire l'histoire. De baisser le volume de la voix avec le rythme cardiaque.
De trouver une parade à un cauchemar. Conseillant à l'enfant de penser à des choses agréables.
D'expliquer tout, de respecter son intelligence, de prendre le temps de comprendre ce qu'il veut.
Ce qui ne va pas. Ce qu'il essaie de faire. Ce qu'il essaie de dire. Le temps d'argumenter.
D'égal à égal. D'autant plus quand je n'ai pas à incarner l'autorité suprême, pour ne pas être son père.
Ma mère m'a été utile. Un recours. Quand elle est entrée en moi. Que je suis entré en elle.
Que j'ai compris des choses de sa vie, de son fonctionnement, en me mettant à sa place.
Songeant à quoi elle pouvait bien penser, lorsque c'est elle qui préparait le dîner ou nous couchait.
Ce à quoi ressemblait son quotidien. Le temps libre pendant l'école. Celui du soir et de la nuit.
Quand je me retrouvais seul dans la maison, à dix heures, avec la chatte venue ronronner contre moi.
Appréciant le silence tombé autour de nous. La profondeur du sommeil de deux créatures à l'étage.
Quand la nuit, par la suite, restait légère. Que le petit pouvait se lever pour aller aux toilettes.
Qu'il fallait ouvrir l'oeil pour voir si tout allait bien. Et que je l'ouvrais finalement plusieurs fois par nuit.
" Ravi de l'aventure ! " aurais-je dit au confessionnal. Quand, définitivement, je m'en rends compte,
on apprend plus des enfants que des grandes personnes.

C'est ce que je me dis en m'ennuyant dans la conversation de la Place de la République.
J'ai beaucoup appris en quatre jours, sur les gens, notre condition, sur la vie, sur moi-même.
La peur d'être abandonné. De décevoir. L'orgueil. Le refus de perdre. D'avoir à choisir.
Dès l'âge de cinq ans, tous les paramètres d'une vie sont posés. Les forces contraires, violentes,
primaires, contradictoires, avec lesquelles il faudra bien composer jusqu'à la fin de ses jours.
L'instruction, l'éducation, viennent maquiller les monstres d'égoïsme que nous sommes.
Mais la rage de notre nature est toujours aussi intense, au beau milieu du cratère. Celui de notre être.
Les parents sont rentrés vendredi. Heureux d'avoir fait un beau voyage. Quand j'avais fait le mien.
Sans bouger. Ou presque. A quelques rues de chez moi. J'aurais moins appris, en Italie, ou ailleurs.
Serais allé moins loin qu'en restant ici, dans l'espace de cet unique pâté de maisons, si proche.
Un monde étrange, inconnu, bien plus exotique pour moi que Rome, Florence ou Venise.
Qu'aurais-je appris de la Renaissance italienne que je ne sache pas ? Des détails encyclopédiques ?
Quand j'avais ici l'opportunité de changer de peau. D'entrer dans l'existence d'une autre personne.
Plonger dans un choix de vie qui n'est pas le mien. En explorer les limites comme les satisfactions.
Les peines et les joies. Faire un pas vers tous ces gens, que je côtoie tous les jours. Que je côtoie
sans vraiment prendre la mesure de ce qu'est leur quotidien quand nous ne sommes pas ensemble.
Il fait froid. Ce week-end. A Perpignan. Je quitte le café pour traîner mon ombre jusqu'à mon studio.
Quand je n'ai pas tout à fait réinvesti mon corps. Une expérience. Dans laquelle en effet, je le confirme,
on entre plus vite qu'on n'en sort. Quand on en sort changé. Troublé. Chamboulé. Bouleversé.
" J'ai découvert beaucoup sur moi-même, et je ne regrette pas d'avoir participé à l'aventure ... "
Je remercie mes amis pour leur confiance. Insensée. Qui me touche. Que je n'explique pas.
Et je m'endors soudain. Sur le bonheur intense des missions accomplies.
C'est tout. Pour le moment.


 

 

Philippe LATGER
Octobre 2011 à Perpignan

 

 

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20 octobre 2011 4 20 /10 /octobre /2011 15:23

 

 

Je rends à d'autres ce que mes parents m'ont donné.
Je m'improvise père et mère à la fois, mais de substitution.
Parrain de coeur. Parrain de fait. Et je comprends le quotidien.
Des mères célibataires. Des pères célibataires. Pour être célibataire.
La course contre la montre. La délicieuse fatigue d'après les enfants couchés.
La maison silencieuse. Avant d'aller dormir. Mais d'un sommeil léger.
La mission accomplie. Mais le repos précaire.

 

 

 

Philippe LATGER
Octobre 2011 à Perpignan

 

 

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20 octobre 2011 4 20 /10 /octobre /2011 15:02

 

 

Nicolae Ceaucescu.
Slobodan Milosevic.
Saddam Hussein.
Ben Ali.
Moubarak.
Mouammar Kadhafi.



 

Philippe LATGER
Octobre 2011 à Perpignan

 

 

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18 octobre 2011 2 18 /10 /octobre /2011 13:33

 

 

C'est le souvenir de toi qui me tire du lit. Quand l'automne m'enveloppe au matin.
Avec un froid soudain venu glacer l'immeuble. Quand je veux hiberner sous la couette.
Envoyer promener le réveil, d'un geste brusque et grognon. Pour le faire taire.
Qu'il aille au diable ! J'ai besoin de dormir. Me retourner et oublier. Retourner au sommeil.
Sombrer en silence. Bien au chaud. Mais une pensée vient me caresser les cheveux.
Je grogne à nouveau. Mais ce n'est plus de colère. Certes, j'ai un rendez-vous. Peut-être.
Ce pourquoi j'ai programmé le réveil la veille. Mais ce n'est pas à cela que je pense.
Je glisse le plat de ma main sur le matelas. Qui remonte jusque sous mon oreiller.
Il y a ce parfum que je reconnais et qui n'est pas le mien. Des traces qui m'aiguillent.
Les yeux fermés, je ne dors plus. Mon âme remonte à la surface. A son rythme.
Revient me monter à la tête. S'agiter sous mes paupières closes. Quand je te respire.
Je ne sais pas l'heure qu'il est, mais je sais qu'il faut que je me lève. Que le réveil a sonné.
Que je l'ai programmé pour quelque chose. Pour un rendez-vous que je dois honorer.
Qu'il me faut me tirer de là pour me préparer un café et passer sous la douche.
Affronter l'obscurité et la fraîcheur que je sens dans la pièce, au-delà de la couette.
Mon peignoir doit être à portée de main. Mais non. Il est pendu sur son cintre.
Même en tendant le bras, je ne pourrai pas l'atteindre. Pas sans sortir de ma bulle.
De ce cocon de chaleur et de rêves agréables. Agréables. Dans une inspiration profonde.
L'odeur de tes cheveux. Puis celle de ta peau. Auxquelles je m'étire comme un chat paresseux.
Dans ce demi-sommeil, je me réveille avec toi.

Je me suis rappelé où je devais être bientôt. Dans une heure. Un coup d'oeil sur le portable.
Je me suis jeté hors du lit comme on plonge dans une piscine d'eau froide. En serrant les dents.
En retenant ma respiration jusqu'à ce fichu peignoir pendu à deux mètres de mon lit.
Il fait encore nuit. Tout sent le mois d'octobre. La lumière et le froid. La fin des réjouissances.
Tanguer jusqu'à la cuisine, me prenant les pieds dans mes pieds, avançant au radar.
Placer mon mug sur la table, avec la concentration appuyée d'un mec complètement bourré.
Je me suis rappelé pourquoi j'avais mis le réveil.
Je me suis rappelé pourquoi j'ai pris ce rendez-vous.
Je me suis rappelé que c'était pour me permettre de rester ici. Et pourquoi je tenais à rester.
A ton parfum sur les draps. Aux images qu'il procure. Pourquoi je veux rester à Perpignan.
Je me recentre. Sur mon café. Sur ma première cigarette. Je reconnais l'appartement.
Je file à la salle de bains, me prenant les pieds dans mes jambes, pour filer sous la douche.
Le peignoir par terre, je m'y suis jeté comme je me suis jeté hors du lit. En serrant les dents.
A l'eau chaude qui fume je songe que j'aurais pu allumer le chauffage. A la bonne température.
Je me lance. Saute dans le vide. Traverse les chutes ou le miroir.
Je réveille ma peau et mes muscles.
Je réveille mon corps à cet élément tiède qui coule abondamment des cheveux aux talons.
A mesure que l'eau passe, mes idées sont plus claires. Et je ne pense plus à toi.
Mais à ce que je dois faire. A ce que je dois dire. Au temps qu'il me reste pour m'habiller.
A celui que je prends pour rester.

Synchro avec le jour, quand je sors de la douche, les yeux en face des trous,
la lumière s'est levée, le soleil n'est plus loin, et l'aube m'encourage.
Quelque part j'ai gardé l'idée et l'énergie qui m'ont soudain aidé à me tirer du lit.
Je boucle ma ceinture. Je lace mes chaussures. Et je suis d'une humeur à nouveau estivale.
La sensation de froid. La chaleur de la couette. Tout ça est déjà loin quand je serai à l'heure.
Vérifiant la coiffure, je m'adresse, au miroir, un sourire complice, comme si c'était toi
qui te trouvais derrière, que je reconnaissais, en train de m'observer à la glace sans tain.
Une façon furtive de te dire bonjour.
Mais je suis déjà prêt, enfilant une veste, en filant à la porte,
me jetant au-dehors du haut de l'escalier, ne serrant plus les dents et les gestes assurés.
Je me donne le temps qu'il nous faut. Je me donne les moyens de rester. Là où je suis heureux.
Malgré le ciel d'automne. Je sais ce que je dois faire. Je sais ce que je dois dire.
Pour continuer longtemps à trouver les raisons de me lever content quelle que soit la saison.
M'éveiller, même seul, avec le sentiment de t'avoir à côté. Nous réveiller ensemble.
Et chasser les nuages d'un ciel bleu horizon.



 

Philippe LATGER
Octobre 2011 à Perpignan

 

 

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15 octobre 2011 6 15 /10 /octobre /2011 19:16

 

 

L'eau bleue du berceau du monde. Avant d'atterrir.
J'avais été ému aux larmes, à 21 ans, pour d'autres raisons,
lorsque le bateau nous approchait de la Dame au poing levé. Lady Liberty.
Songeant aux émigrants, aux exilés, de toute l'Europe, arrivant dans la baie de New York.
L'époque d'Ellis Island. Les Italiens. Les Polonais. Les Irlandais. Venus en masse.
Ici, je suis assis. Au hublot de mon avion. Embarqué à Roissy. Me voici suspendu.
En altitude. Au beau milieu des Alpes. La terre tourne. L'avion avance. Je ne sais plus.
La lumière change. Et sous l'appareil, je vois un autre spectacle. Ce n'est pas l'Atlantique.
Un bleu inédit. Qui n'existe nulle part ailleurs. Pas même à ma Méditerranée.
Celle que je connais. Celle de l'Espagne. Du Languedoc. Du Roussillon. Autre chose.
Je suis attiré. Hypnotisé. Un vide se fend en moi. Je m'effondre sur moi-même. Le vertige.
Et je pleure. J'ai 35 ans. Fêtés dans un club de Budapest. Il y a peu. 35 ans. Je suis un homme.
Parisien. Cynique. Désabusé. Je rejoins mon frère. Au milieu du cratère. Celui de l'Histoire.
D'une civilisation. Le berceau du monde. Le mien. L'origine. La source. Jouvence. Dangereuse.
Ce bleu surnaturel. Qui me renvoie à des livres d'enfants. A mes études. A ma structure.
Collection Contes et Légendes. Chez Fernand Nathan. Un prix offert à ma soeur.
Quand elle était élève. Un petit livre illustré qui est toujours dans ma bibliothèque.
Un mot grec. Achille. Hector. Agamemnon. Pâris. Ménélas. Hélène. Le vertige.
Je bascule à travers le hublot. Penché sur la naissance de l'univers connu. Ma mer.
Nous allions atterrir à Athènes.

Contes et Légendes du Monde Grec et Barbare. Dans ma bibliothèque. A Paris.
Avec son odeur spécifique. Un trésor. Le vestige. Celui de l'enfance à Bompas. Ma soeur.
La Guerre de Troie. La ruse de Thétis. Je remonte le fil d'Ariane. La mer Méditerranée.
Qui n'est rien aux côtes de Barcelone ou de Perpignan. Qui n'est rien aussi loin de l'épicentre.
Je songe à l'étymologie. Un mot grec. Je suis Grec. Je m'en rends compte. Je dois m'y résoudre.
L'émotion au British Museum. J'étais à Londres. Au début de cette même année. En janvier.
Pas encore 35 ans et je me prends la frise du Parthénon en pleine poire.
Les cavaliers. Les chevaux. Londres en janvier. Mai à Athènes.
Rejoindre mon frère à son retour de Crète. Mon premier bain.
Dans le bleu du Péloponnèse. Le Golfe de Corinthe. Ces seuls noms me font tourner la tête.
Elefthérios-Venizélos. Descendre sur le Pirée. Athina. Descendre au beau milieu de moi-même.
Un tapis de cendres gaufré. Autour du Lycabette. Autour de l'Acropole. Le bleu des dieux.
Enveloppant la métropole. Un mot grec. La condition humaine. La vie et la mort. Tragiques.
Et des années d'école. Pour apprendre une langue. Une philosophie. Un mot grec aussi.
La trahison. La jalousie. L'inceste. Le désir. Les malentendus. Le pouvoir. Et son ivresse.
La comédie des hommes. Le retour chez Homère. A la case départ. Et mes yeux s'écarquillent.
Ils commencent à brûler. Au travers du hublot. C'est le retour d'Ulysse quand Athènes tissait.
Un voyage de 35 ans. Un voyage de trois mille ans. Et je me désintègre. Je suis pulvérisé.
Pour me régénérer à la source du monde.



 

Philippe LATGER
Octobre 2011 à Perpignan

 

 

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12 octobre 2011 3 12 /10 /octobre /2011 00:17

 

 

Le réchauffement climatique a du bon.
Laurent, torse-nu, a taillé son citronnier, au sommet d'une échelle.
Quand j'ai sué à grosses gouttes pour le rejoindre prendre le café.
Des groupes d'ados cherchaient l'ombre dans le parc au pied des platanes géants.
Il n'y a que l'heure qui trahit la saison. Mais l'air est chaud. Le ciel bleu. Juillettiste.
La fontaine crache toujours son eau bienfaitrice. Shorts et jupes courtes de rigueur.
Et je regrette presque le crachin parisien des rentrées de vacances propice au travail.
Un temps qui pousse à se réfugier dans l'activité et les projets, plutôt qu'au farniente.
Après une cure de piscine, de soleil, de plaisirs corporels, voluptueux, sensuels,
ceux de la nudité, du bronzage, de la baignade, de la lumière, de la langueur et de l'abandon,
enfin, revient le temps stimulant de boutonner sa chemise, et de se retrousser les manches.
Reprendre son agenda, ses contacts, ses rendez-vous. Le téléphone. Le courrier.
Le stationnement de la rue resté vide tout l'été est à nouveau plein à craquer.
Les Parisiens sont rentrés. Les affaires reprennent. La densité de population est palpable.
Jusque dans ma rue du Square Carpeaux. Des voisins revenus de vacances.
Le bruit du digicode concédant l'ouverture de la porte. Celui de la porte qui se rabat.
Qui se verrouille automatiquement. L'appel de l'ascenseur et son déclenchement.
Les conversations dans le couloir. Privilèges de la vie au rez-de-chaussée.
La ville désertée retrouve ses habitants. Son activité normale. Et mon coeur se réjouit.
La pause est terminée. Nous pouvons passer aux choses sérieuses.

La langueur de l'été s'éternise. Et je ne m'en plains pas.
Lorsque je sens la brûlure du soleil sur mon visage, installé Place de la République.
Et que je peux à nouveau, à loisir, rêver de vacances avec toi, dans une maison de rêve.
Eblouissante de blancheur, aux Baléares ou sur la Costa Brava. Piscine à débordement.
La mer à perte de vue. Le plaisir de renaître à la tombée de la nuit. Soupçon de fraîcheur.
Tu sors de la chambre et me rejoins. Un baiser sur les lèvres. La journée recommence.
Quand manger devient un acte érotique. Des fruits. Une pêche. Un abricot. Du raisin.
Quand boire devient un acte sexuel. Jus d'orange. De l'eau plate. Ou du vin.
Il y a peut-être des amis de passage. Des musiciens qui prennent la guitare. Un boeuf.
Audrey chante. Ou peut-être Anne Warin. Les enfants de Laurent et Anna sont ravis.
Pierre est venu de Nice avec sa famille. Nous devons avancer. Quand j'aime travailler.
Il faudra rentrer à Paris. Mais ce n'est pas une punition. Je respire les pins. Leur résine.
Le tintamarre des grillons. Quand renversé sur le transat je piste les étoiles filantes.
J'aurais eu le temps d'apprendre à cuisiner. Laurent se moquera gentiment de ma piperade.
Je ferai griller du poisson. J'ouvrirai une bouteille. Et nous pourrons refaire le monde.
Qui me conviendra toujours à la condition que tu en fasses partie.

Le clocheton du Théâtre Municipal annonce une heure qui ne colle pas.
La lumière est celle d'une fin d'après-midi quand il n'est que 4 heures.
A ce détail près, nous sommes bien au coeur de l'été. Et je ne suis plus en terrasse du Rép.
La serveuse m'a repéré. " Vous aimez le soleil, vous... " En effet, je ne cherche pas l'ombre.
Je suis avec toi sur la dalle de schiste sombre autour de la piscine de Cadaqués.
Derrière la silhouette drolatique des figuiers de barbarie, des bateaux ont jeté l'ancre.
Nous sortons de la douche. Nous sommes morts de faim. Nous dévorerions la terre entière.
Je reconnais un voilier. Lluis Llach a manifestement pu rentrer des Cyclades.
Nous n'aurons peut-être pas envie de descendre dîner dans un resto.
J'aurais eu le temps d'apprendre à faire quelque chose de correct avec ce qu'il y a.
Des oeufs. Des poivrons. Oignons. Tomates. Persil. Laurent n'est pas là pour me charrier.
Je sais déjà depuis peu faire une omelette. J'ai pris du retard, mais tout n'est pas perdu.
Cuisiner pour toi deviendrait une sorte de préliminaire amoureux. A ton plaisir.
Les lumières s'allument tranquillement sur la côte. A bonne distance. Autour de la baie.
Alors que le ciel s'enflamme de couleurs changeantes, d'un orange virant au rose.
D'un violet virant au pourpre, puis au bleu marine, puis au bleu nuit.
Avant de répondre en étoiles aux lueurs de la ville.

La serveuse me rend la monnaie. " Moi, je suis du Nord... "
Dans son débardeur, elle fait une grimace. Ses yeux luttent contre ce déluge de luminosité.
Quand j'ai la tête renversée en arrière. Sur mon solarium. A peine distrait. Happé par le soleil.
Je lui dis un mot aimable d'encouragement. Lorsque je suis déjà face au rocher d'Es Vedra.
Tes enfants sont venus. Moi, je n'en ai pas. Mais il y a peut-être Charlotte pour jouer avec eux.
Dans la mesure où Laetitia a pu passer nous rendre visite avant que nous ne repartions.
Jules et Lola sont peut-être un peu grands. Mais il est évident que j'entends des rires de gosses.
Qui s'ébrouent dans la piscine. Il faut être plus ferme pour leur demander de sortir se sécher.
Aller se préparer quand nous ne tarderons pas à passer à table. Ils s'éclatent comme des malades.
Et ça cloue le bec aux cigales. Qui chantent dans une langue maternelle. Difficile de lutter.
Avec l'impression de venir gâcher la fête. Mais non bien sûr. Nous ferons la cuisine ensemble.
Changer de jeu. Passer d'une fête à une autre.
Aussi amusante. Casser des oeufs. La crème. La pâte.
Tu fais les gros yeux. Mais je promets :
" t'inquiète, c'est moi qui nettoierai ". Réparer les dégâts.
" Vous aimez les figues les enfants ?...
los higos... Mmmmm... on va faire une tarte !
- Tu sais faire les tartes aux figues toi ?
- Non. Et toi ?
- Non. Pas vraiment.
- Ben les enfants non plus.
On va apprendre ensemble ! "

Nous sommes tous les deux dans un immense radeau de coton blanc.
Je te regarde dormir. La tête dans l'oreiller. Et je te dévore des yeux dans l'obscurité.
Je n'ai pas d'enfants. Mais peut-être... Je te regarde et je me pose la question.
Sans te toucher, ma main s'ouvre,
posée sur un coussin d'air qui descend dans le creux de ton dos.
J'approche mon visage du tien. Avec un sourire farouche. L'envie de te manger la bouche.
Des enfants. A qui apprendre à faire une tarte aux figues. Jouer du piano. Aimer le monde.
Albéniz. La guitare. Le Flamenco. Picasso. Et le Jazz. L'Amérique. L'autodétermination.
Prolonger une histoire. Renvoyer l'ascenseur. Donner ce que l'on m'a donné. Transmettre.
Rendre l'amour de mes parents à quelqu'un. Avec le mien en prime. La force exponentielle.
Tu dors paisiblement. Sous les pales du ventilateur au plafond. Réfractaire à la clim.
Nous sommes dans la chaleur des éléments. A température ambiante. Le corps abandonné.
Et tu n'as pas idée des idées qui me viennent. Là. A te voir près de moi dans ce jardin d'Eden.
Dans ce jardin catalan et ses vignes en terrasses. Ce balcon sur la mer où l'aube viendra poindre.
Et je passe d'un coup de mes idées salaces à une émotion violente. Ma main dans tes cheveux.
Quelque chose est tombé de mes cils au drap housse. Une goutte salée qui se répand.
Fait tache d'huile dans les fibres du tissu au-dessus de ton coude. L'émotion de t'avoir.
L'émotion d'être là. De te voir. D'être heureux. Ebloui. Convaincu de ma chance.
Quand rien n'aurait pu ici-bas être plus parfait que cela.
Dans une chambre de nuit ouverte sur les vagues et la moiteur de l'âme.
Où j'embrasse l'épaule sublime. Sur laquelle je viens me tatouer tout entier.

Je retire mon sexe et ma langue et mon corps de mon songe au réveil de la cloche.
Qui sur le fronton du Théâtre sonne cinq coups. Avec la fin de la récréation.
Du monde en terrasse alentour. Le sourire bienveillant à distance de la serveuse du Nord.
L'ombre est venue ramper dangereusement au pied de ma table. Il est temps de rentrer.
Boutonner ma chemise. Me retrousser les manches. J'ai un texte à livrer. Et des buts à atteindre.
Rue des 3 Journées. Rue Fontfroide. Mes rêves à réaliser. Les plans sur la comète.
Le réchauffement climatique a du bon. Octobre est un printemps. Sans crachin parisien.
Avec sa part de langueur, sa part de coup de fouet. Qui me trace une route au-delà du bonheur.
Quand je suis déjà bien. Plus qu'heureux. Et comblé. Depuis plus d'un été. Amoureux et aimé.
Etonné de trouver toujours plus de raisons d'avancer, d'espérer, et sans me demander
s'il serait véritablement possible d'être plus heureux encore que je le suis aujourd'hui.
Quand je le suis toujours plus, à mesure que le temps nous accorde ses lunes,
que les choses s'installent, se précisent, s'améliorent, se construisent, me laissent bouche bée.
L'amour boule de neige. Pour toi. Et pour la vie. Repoussant les limites en dehors de frontières.
Quand j'ignorais vraiment pouvoir aimer autant. Résister aussi bien à tant de plénitude.
Je suis à mon bureau. Les manches retroussées. Remonté comme une pendule.
Pas dit mon dernier mot. Les batteries chargées. A ma rue de l'Horloge.
Les affaires reprennent. L'aventure commence.

 

 

 

 

Philippe LATGER
Octobre 2011 à Perpignan

 

 

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11 octobre 2011 2 11 /10 /octobre /2011 02:09

 

 

Mon ombre fume une clope. Sur le mur de ma chambre.
Assise à mon bureau. Elle a mon nez et mes cheveux en pétard.
Sur le mur blanc de la chambre, entièrement nu, il n'y a pas un tableau,
il n'y a pas de photos, il n'y a pas d'étagères, mais des ombres chinoises.
Je me lève de mon bureau pour regarder mon double occupé à écrire.
Amusé. Qui s'interrompt pour éternuer. Relire son mail. Ou rallumer sa cigarette.
La jambe agitée sous la table. Le dossier du fauteuil à roulettes. Mon profil lève la tête.
Expire la fumée. Quand je reviens à la place que mon ombre n'occupe pas.
Imiter ses gestes. La suivre dans son moindre mouvement. Elle écrit. Je m'oblige. Je suis.
Et je tape ces lettres sur mon clavier. Les mots qui se suivent sur cette ligne que je termine.
Pour être raccord avec l'ombre qui semble plus inspirée que moi. Concentrée. Prolifique.
Mais pendant que je suis le mouvement, que je fais semblant d'avoir quelque chose à dire,
à taper, à écrire, la voici qui s'interrompt et se lève de son bureau pour me regarder à son tour.
Je fais comme si je n'avais rien vu. Et continue mes phrases puisqu'il n'y a que ça qui compte.
Je la vois du coin de l'oeil prendre mon portable pour vérifier ses textos. Se gratte la tête.
Avant de se flanquer à la fenêtre, à l'ombre des garde-fous, surveiller ta venue.

A la lumière orange de la ville,
qui vient seule éclairer mon duvet orange qui tranche sur le blanc,
ramper sur le lit, sur les draps, je vois mon ombre qui accueille la tienne.
Les deux s'embrassent. S'enlacent. Se confondent. Et je ne veux pas voir ça.
Je suis de trop. Je dois sortir. Les laisser faire.
La lumière de l'extérieur, qui enflamme la pierre du Presbytère comme le reste de la rue,
déserte, fait danser les deux silhouettes dans ma chambre, comme dans un film d'animation.
Ma jambe tremble sous le bureau. Mouvement nerveux. Qui me fatigue moi-même.
Je fais comme si je ne nous voyais pas. Je parle de nous sur le blog. Je parle de ce que je vois.
De ce que je ne regarde pas pour n'embarrasser personne. Nos ombres font des bébés d'ombres.
Je n'arrive pas à déceler la tienne de la mienne. C'est une masse informe et lascive.
La tienne allume une cigarette. La mienne te caresse les cheveux. Te regarde fumer. Apaisée.
La tienne se rhabille. Comme derrière un paravent. Embrasse mon double avant de partir.
Un dernier baiser dans l'embrasure de la porte.
Et mon ombre revient à la fenêtre pour te voir t'en aller.
J'aimerais qu'elle revienne à sa place, sur le mur,
dans la projection que la lumière est censée faire
en passant sur mon corps installé au bureau,
à l'endroit où elle est priée de me suivre comme telle.
Je vois bien qu'elle traîne les pieds.
Qu'elle a du mal à lâcher l'ombre de mes garde-fous à la fenêtre.
Qu'elle ne se lasse pas de regarder ton ombre dans la rue.
Mais elle s'exécute. Et gagne sa place.

Mon ombre fume une clope.
Et voilà quelque chose qui me rassure. Quand je suis en train de fumer.
Elle se permet encore quelques petites désobéissances discrètes.
Me nargue gentiment. Par exemple.
En faisant des ronds de fumée que je n'ai jamais su faire.
Ou en glissant quelques gestes obscènes. Que je fais mine de ne pas remarquer.
Je reste concentré sur mon texte. Dont je n'ai pas la maîtrise.
Ne sachant plus qui, de nous deux, décide vraiment
de ce que nous sommes tenus de faire ensemble.
Je n'ose pas prendre d'initiatives. Quand je l'attends pour aller me coucher et dormir.
Mais la voilà qui se lève et je dois m'interrompre... Elle va se préparer du café.
Je la suis comme je peux en me disant que nous ne sommes pas couchés. Elle décide de veiller.
De lutter contre le sommeil quand ça ne m'arrange pas vraiment. Même si j'adore écrire la nuit.
Je me suis rassis avec elle. Elle porte le mug de café à sa bouche et je l'imite.
Mon mug à la main. Mais moi, je fais semblant de boire.
Pour ne pas la contrarier. Pensant qu'elle ne se doute de rien.
Songeant qu'elle a eu, elle, le plaisir de passer une partie de la soirée avec ton ombre.
Quand j'ai ma revanche en passant la nuit entière avec toi. Qui vaut mieux que ton double.
La nuit entière à t'écrire et à penser à toi. Indulgent avec mon clone qui n'a pas ma chance.
Quand il n'embrasse qu'une image en deux dimensions. Une pâle copie de ton être intégral.
Et qu'il disparaîtra du mur, à ce moment terrible où j'éteins la lumière.

 


  

 

Philippe LATGER
Octobre 2011 à Perpignan

 

 

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9 octobre 2011 7 09 /10 /octobre /2011 23:23

 

 

Un tube transparent bien sûr. Comme ceux sur la façade du Centre Pompidou.
Au coin de la Place de Catalogne, je ris de moi-même, de mes propres conjectures,
lorsque je sais bien qu'on ne me demande pas mon avis. Mais cela m'a sauté aux yeux.
Un tube comme on en construit dans le bassin aux requins des aquariums publics.
Avec, évidemment, un fuselage pour rappeler le dôme qui couronne les Dames de France.
Attention. Pays de tramontane. Il ne serait pas raisonnable d'avoir une passerelle ouverte.
Et il y en a depuis deux jours déjà. Quand elle a soufflé toute la nuit. A faire tourner la tête.
J'avance contre elle pour arriver au bureau de tabac. Dimanche. Retour à la gare.
Quand je me punis de fumer en payant mes cigarettes au prix fort. Cigarettes françaises.
La promenade n'est pas une punition. La tramontane non plus. Je prends du temps pour moi.
Un moment sans ordi, sans téléphone, sans personne, où l'on ne peut me localiser.
Où je peux si je veux, me conforter dans l'idée, au passage clouté, attendant le feu vert,
observant des gars traverser comme des fous au milieu de la circulation, prenant des risques,
que décidément, une passerelle piétonne sur le Cours Lazare Escarguel ne serait pas du luxe.
Dans celle que l'apparition de l'immeuble Périoni entre les branches du cèdre est une splendeur.
Avant de se prendre, au coude du quai, le Palmarium en pleine gueule.

Je n'ose répéter les mots qu'une grand-mère a prononcés en reconnaissant Simone Veil.
J'étais jeune. Jeune homme. Plus vieux qu'adolescent. Et nous regardions la télévision.
Les infos peut-être. Je me rappelle juste ces mots, glaçants, qui sont tombés comme des lames.
Autant de lames de rasoir. Et de pointes. De bouts de métal. D'objets tranchants.
Comme on en bourre les bombes non conventionnelles.
Le mot Juive, en lui-même, avait été articulé dans les graves, comme dans un râle de colère.
Ce n'était pas seulement du mépris. Il y avait du dégoût. Quelque chose qui m'a dégoûté.
A vrai dire, je n'ai pas compris. Tout se passait normalement. Un jour ordinaire. Un soir peut-être.
Nous regardions la télévision. Et le sol s'est ouvert sous ma chaise. La maison s'effondrait sur moi.
L'adjectif qui est venu naturellement se poser devant Juive a fait tourner la pièce sur elle-même.
Une sorte de vertige. L'envie de vomir. Avec d'abord la blessure de la déception. Amère.
Cette femme que j'aimais. Capable de prononcer ces mots sur ce ton. J'étais révolté. Trahi.
Savoir que mon oncle ait pu se faire, enfant, traiter de Sale petit Espagnol me crevait le coeur.
Et je ne pouvais tolérer qu'on qualifie un être humain quel qu'il soit de sale, quand on sait bien
qu'on ne parle pas ici d'hygiène corporelle, même dans de sales putes ou les sales pédés.
Ma propre chair m'a dégoûté. Mon propre corps. Mon propre sang. Indigne.

Fumer, c'est comme marcher. Ce n'est pas forcément une fuite. C'est un voyage.
Une façon de s'extirper de quelque chose. De se déconnecter du monde. De se centrer.
Sur le même trajet, je sens les frites et la sauce blanche aux abords de la gare de Perpignan.
La viande découpée. Les odeurs de cuisine. Pour arriver au coin du Paris-Barcelone.
Je me centre du monde. Touché par cette nana défoncée qui gueule des trucs incompréhensibles.
Touché d'autant plus par la petite chinoise qui joue devant le restaurant de papa et maman.
Quand le bonheur est capable de rendre triste. A la lumière noire des souffrances rentrées.
Tu as connu la guerre ! Papa me disait bien les dessins atroces qu'il reproduisait innocemment.
Les campagnes de dénigrement. La propagande. Sous les yeux des gosses ! Au magasin.
Qui dessinaient sagement pour ne pas s'ennuyer. Dans une ville occupée. Sans doute.
Le bruit des bottes dans la rue. Mon père ne l'a jamais oublié. Et l'enfant tremblait dans son lit.
La porte qu'on a défoncée, à l'étage, une nuit. A l'étage au-dessus. Pour chercher une famille.
La pièce s'arrête de tourner autour de la télévision. Simone Veil. La grande. La digne.
Ils sont nombreux les qualificatifs pour honorer son courage politique. Pourquoi celui-ci ?
Qu'est-ce que ça veut dire ? Qu'est-ce que je dois comprendre ?
Au chagrin d'une déception amoureuse, très vite. La colère l'emporte.

Les petits jets d'eau alignés aux pieds d'Arago, le long des terrasses de restaurants,
me renvoient aux Jardins du Generalife. Grenade. Mon amour. L'Andalousie. Arabe.
Un pays de sales Gitans et de sales Arabes peut-être. Aux yeux de certains.
Et je devrais pleurer sur ces derniers pour le bonheur dont ils se privent. Tant pis pour eux.
Ce n'est pas perdu pour tout le monde. J'embrasse ma ville en entier. Avec ses rats.
Avec ses chiens. Ses putes et ses junkies défoncés. Et ses vieilles peaux antisémites.
Je refuse de laisser entrer en moi le poison de la haine. Je fume. Je marche. Je me centre.
De la Place Arago, je prends le quai de la Préfecture. J'avance vers le Castillet. J'avance.
Je suis à l'arrière de la DS qui s'engouffre dans le Grand-Rond de Toulouse. Papa m'explique.
Nous traversons la ville. D'une grand-mère à l'autre. Il me montre un lieu qui devient terrifiant.
" C'est ici que s'était installée la Gestapo. " Sa mémoire pouvait-elle lui jouer des tours ?
Ce seul mot était effrayant pour l'enfant que j'étais à l'arrière de l'auto. Gestapo.
Quand il m'a fallu des années avant d'entendre parler allemand sans songer à la guerre.
Que je n'ai pourtant pas connue. Non. Il n'a pas pu oublier une chose pareille.
Et la façade lugubre m'impressionnait plus encore que celle de la Maison d'Arrêt.
Mon petit papa. Né en 1933. Fils unique. Père unique. En culottes courtes.
J'ai noté qu'il ne relève pas ce que vient de lâcher ma grand-mère devant la télévision.
Même si j'entends, dans sa poitrine, et celle de ma mère, tomber une chape de plomb.
Personne ne relève. Tout le monde a entendu. Et le silence s'épaissit. Insupportable.
Et j'ai envie de lui sauter à la gorge. Je suis paralysé. Incapable de comprendre.
Ce ne saurait être la loi sur l'IVG. Ni ses idées, ni ses positions politiques. Alors quoi ?
Qu'est-ce qui pouvait au juste alimenter ce sourire odieux, condescendant,
qui contenait bien mal son torrent de haine...
J'ai vu le Diable en personne dans ce sourire étrange.
Que je n'avais jamais vu avant. De ma vie.

La tramontane tend un drapeau catalan magnifique aux créneaux du Castillet.
Derrière lui, mon clocher blanc tranche sur le bleu du ciel. Ma cathédrale St-Jean.
Oui. Ma ville a de la gueule. Elle a du chien. Et du courage. Et de la force. Elle est debout.
Comme moi. Contre le vent. Qui ne suis pas petit-fils de Résistants ni de Justes.
Mais juste de Français moyens. Qui n'ont pas été grand chose d'autre qu'eux-mêmes.
Je ne peux pas juger. Et je pleure quand j'aime la femme qui a prononcé ces mots atroces.
Avec qui j'ai ri. Avec qui j'étais complice. Qui s'est occupée de moi. M'a donné de l'amour.
Ces mots gravés m'ont pourtant montré l'horreur d'une époque, dont nous ne sommes pas sortis.
Elle n'est probablement coupable de rien. N'a probablement dénoncé personne. Ni collaboré.
Ni fait de mal à une mouche de toute sa vie. Les prospectus de propagande. Sur le comptoir.
Qu'y faisaient-ils ? Qui les y avait posés ? Etait-elle au courant ? Son fils appliqué à dessiner.
Des Juifs aux nez crochus qui menaçaient le monde. Ou que l'on égorgeait comme des porcs.
Le crayon rouge pour le sang. Dans la main d'un enfant. Qui s'en rappelle encore.
Etait-elle contrainte de les accepter dans sa boutique ? La peur de faire des vagues ?
Que pouvait-elle faire pour sauver la famille qui vivait au-dessus ? Qu'aurais-je fait ?
Certes. Cela n'excuse en rien ce que j'ai entendu. Et des ombres me font vaciller.
Simone Veil. Ministre de la République. Sous la présidence de Valéry Giscard d'Estaing.
Le discours de l'Assemblée Nationale. Le chignon. Le tailleur. Le courage. Incarné.
Comment des mots pareils pouvaient-ils être prononcés dans notre propre maison ?
Je fume en descendant dans ma cité médiévale. Retrouver mon appartement-platane.
Un tube transparent bien-sûr ! Comment n'y avais-je pas pensé plus tôt ?...

Ma grand-mère n'avait pas grande estime pour maman.
C'était une Espagnole. Peut-être pas sale. Mais tout de même... Des Gitans en somme.
La famille de ma mère. Des Gitans... Puisqu'il est connu que tous les Espagnols sont Gitans.
Et surtout, que tous les Gitans sont sales. Donc. Tous les Espagnols sont sales. Logique.
A commencer par ma mère. Qui avait bien sûr le défaut de lui arracher son fils. Ok.
On connaît les relations entre belles-mères et belles-filles. C'est toujours difficile. Entre rivales.
Sauf que, connaissant l'affection de ma grand-mère à l'égard de mon père, c'est à n'y rien comprendre.
Je pense que cela a toujours décuplé mon sentiment d'appartenance à la communauté espagnole.
Il ne fallait pas toucher un cheveu de ma mère. Et j'avais déjà eu l'occasion de la défendre.
Ce qui avait provoqué de fameuses engueulades, parfois violentes, toujours ulcérées.
Quand je me rappelle de ma grand-mère acide concluant un jour l'échange en me traitant de con.
C'est que, de ce côté-ci, la relation mère/fils était fusionnelle. Et cela pouvait provoquer la surprise.
Bien que Français, quand maman, née à Toulouse, était Française elle aussi, je me sentais Espagnol.
Et j'étais fier de l'être, comme j'aurais été honoré d'être Gitan de surcroît. Un peu pour l'emmerder.
On m'insultait quand on insultait l'Espagne. Pire. On insultait ma mère. Ole.
Et je ne me suis senti Français que très tard, quand les Québécois m'ont rappelé ce que j'étais.
Que je me suis trouvé ému à chaque retour en France, et un lien que je ne soupçonnais pas.
Mais pour l'heure, installé sur la Place de la République, en ces terres entre deux chaises,
je me demande comment j'ai pu m'entendre avec une femme aussi raciste et xénophobe.
Qui parlait si mal des Espagnols et des Juifs. De ma mère comme de Simone Veil.

La tramontane me fatigue. Elle renverse tout sur son passage. Même la nuit.
Agite les draps du lit quand on cherche le sommeil. Même à travers les murs et les fenêtres.
Des cigarettes françaises. D'accord. Je suis bon pour me lever et me faire du café. C'est parfait.
Je repense à la voix de maman. Aux cheveux de maman. A ses yeux. Son sourire. Et souris.
En fait de Gitane, elle aurait pu être Berbère. Kabyle. Quand nous le sommes probablement.
A Marbella nous regardions les côtes, depuis le balcon de l'appartement. L'Atlas. L'Afrique.
Aux Colonnes d'Hercule. Gibraltar. Qui m'avaient bouleversé. Deux continents. A quelques brasses.
Je suis Romain. Je suis Grec. Un peu Turc sur les bords. Marocain. Pourrais venir des Indes.
Un ami de Toulouse a le nom de jeune fille de ma grand-mère. Cela nous avait amusés.
Nous avons vérifié. Nous ne sommes pas de la même famille. Du moins, pas de la même branche.
Famille éloignée peut-être. Nous avons convenu qu'en plus d'être des amis nous étions des cousins.
Le nom de jeune fille de ma grand-mère. Dont je revois l'expression devant le poste de télévision.
Je fais du café et je lui parle. Me moque d'elle. Si seulement tu avais su tout cela... qu'aurais-tu dit ?
Mon ami m'a expliqué. Son patronyme est d'origine espagnole. Pire encore. Un nom de conversos.
Un nom hérité de l'hébreu. Et je ris franchement. Aussi fort que j'aurais pu m'effondrer de chagrin.
Te voilà bien... D'origines à la fois juives et espagnoles. Qu'aurais-tu répondu à cela ?
Tu ne l'as sûrement jamais su. Et c'était peut-être mieux ainsi, pour ton organisation du monde.
Moi, j'ai la mienne. Et j'embrasse ma ville entière. Dans une inspiration de nicotine.
Avec ses Catalans, ses Pieds Noirs, ses Algériens, ses Gitans, Espagnols et j'en passe,
quand on y croise désormais autant d'hommes en kilt que de Chinois. Oui Madame.
Juif, musulman, catholique, orthodoxe, protestant, évangéliste, agnostique et athée...
j'ai tout été moi-même, quand je suis fait de tout, même de ce que je connais mal.
Moi, tout ce que je veux, c'est cette putain de passerelle sur le Cours Lazare Escarguel.
Au Détroit de Gibraltar. A la Place de Catalogne. Comme au Proche-Orient.
Et un bar de nuit à la mode à la Maison Périoni.

Ma colère est passée. Et je peux pardonner. Quand je sais que je l'aime. Malgré moi. Malgré elle.
Cette femme contre qui je me suis construit. Qui pouvait être aimable. Qui pouvait être aimée.
Qui était comme mille autres. Mais qui était ma grand-mère. A qui je dois bien ça.
C'est bien parce que je l'aimais que je ne supportais pas le chantage, la guerre contre maman.
C'est bien parce que je l'aimais que je ne supportais pas son racisme, et ses propos abjects.
Que cela me dévorait physiquement. Les frictions sous la douche comme après un rapport dégradant.
Pour me sentir, pour le coup, sale, quand c'est un mot choisi. A ne plus savoir où me mettre.
J'ai chanté par ailleurs ce que je lui devais. Et je ne sais que trop tout ce que je lui dois.
Y compris des parents qui se trouvaient heureux à distance de Toulouse. Juste à bonne distance.
Ni trop loin. Ni trop près. Perpignan. La ville que j'embrasse aujourd'hui quand j'y ai vu le jour.
Quand j'y ai vu la nuit adoucir ma révolte. Balayer les sentiments de honte et de culpabilité.
D'un coup de tramontane qui me fouette le sang sans ne rien effacer de ce qu'il faut apprendre.
Pardonner, ce n'est pas oublier. Et je n'oublierai rien pour peu que je pardonne.
Quand elle est en terre, c'est l'ironie du sort, aux côtés de ma mère dans un même caveau.
Où tout n'est que poussière d'une même entité, faite ici ou ailleurs pour mieux se mélanger.
A ma cigarette française, payée au prix fort, le feu finit en cendres.
Je l'écrase et je sais. Rien ne m'est étranger.


  

 

 

Philippe LATGER
Octobre 2011 à Perpignan

 

 

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La terre est rouge

 

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