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18 juin 2013 2 18 /06 /juin /2013 16:13



" Fais attention Francis, non... laisse-moi faire. "
Alice attacha elle-même la ceinture de sécurité avant de fermer la portière.
Elle contourna l'auto, sur ses talons, dans un tailleur rose façon Chanel.
C'est elle qui conduisait. Depuis longtemps. Francis n'y voyait plus grand-chose.
" Tu es un danger au volant ! " avait-elle décrété il y a déjà cinq ans.
Soixante-sept ans de mariage. Imaginez. Elle l'aimait son Francis.
Maquillée, coiffée, la belle Alice s'installa dans la petite Peugeot 208.
C'était dimanche. Ils allaient déjeuner en amoureux.
Elle arrangea sa jupe. Et mit la clé dans le contact.

Nous étions arrivés en même temps qu'elle.
Elle nous prit même la place idéale qui se trouvait à l'ombre d'un pin.
Ma soeur finalement avait dû laisser l'auto en plein soleil un peu plus loin.
C'était la fête des pères. Nous allions rejoindre le nôtre. Dans un restaurant de l'Empordà.
L'arrière-pays de la Costa Brava. La Catalogne espagnole. A dix minutes de Rosas.
C'est là que papa, comme bien d'autres personnes âgées, s'était trouvé une maison.
Une colonie toulousaine. Le lieu idéal pour la retraite. Aux hivers doux. Au bord de la mer.
Le mois de juin évidemment pouvait être d'une chaleur féroce. Et nous cherchions la fraîcheur.
Sur le grand parking poussiéreux, déjà, ça sentait la Péninsule Ibérique et les vacances.
Nous l'avons traversé pour accéder au parc ombragé du restaurant qui grouillait de monde.
De chevelures blanches et grisonnantes essentiellement. Et c'était une drôle d'impression.
Ce que cela pouvait provoquer de sensations physiques et de mélancolie.
Mes nièces étaient là pour faire chuter la moyenne d'âge. Sans grand succès.
Lorsque les jeunes étaient rares. Puisque même les enfants s'avéraient être quinquagénaires.
Nous nous présentions pour préciser que nous avions une réservation.
Nous sommes passés devant la Peugeot 208.

De grandes tablées joyeuses s'étalaient sous les mûriers platanes et les parasols.
Nous avons suivi une dame dans le dédale bruyant jusqu'à la nappe immaculée
autour de laquelle nous avons pris place avec la profonde inspiration qu'on prend avant l'effort.
Nous n'allions pas nous laisser abattre. Nous allions profiter de ce repas avec notre vieux papa.
En refusant la vague d'effroi et de tristesse qui hésitait à nous envahir dans un lieu pareil.
Une ambiance de maison de retraite pouvait rendre ce restaurant pathétique.
Et j'ai dû me ressaisir en apercevant quelques personnes ici ou là qui déjeunaient toutes seules.
J'ai dû me reprendre quand me vint une envie de chialer grotesque. Mon père me parlait.
" Pardon ?... " Non, merci papa. Je ne boirai pas de vin. Nous étions en famille.
Comme la plupart des convives alentour. A quelques exceptions près.
Il y avait quelques couples aussi. Plutôt attendrissants. Amoureux et bien mis.
Alice, elle, était rayonnante. La poudre de riz colorant sa peau paraissant moins ridée.
Le maquillage n'était pas grossier. Juste ce qu'il fallait pour rehausser les couleurs.
Elle s'installa face à Francis qui semblait un peu diminué. Mais c'était jour de sortie.
Et elle n'était pas disposée à s'apitoyer. Bien au contraire. Et elle aimait s'occuper de lui.
Le restaurant offrait un buffet ouvert, et c'est elle qui prit tout en main.
" Tu voudras des poivrons ? Tu aimes les poivrons... "
Elle lui servait de l'eau dans son verre, s'assura qu'il ne manquait de rien.
" Non, les anchois, c'est trop salé, tu n'y as pas droit... "

Je les regardais faire. Du coin de l'oeil. Bouleversé.
Elle s'éloigna d'un pas sûr pour aller chercher les entrées sous un chapiteau.
J'imaginais ce qu'avait dû être leur vie. Peut-être qu'Alice tenait sa revanche.
A quatre-vingt-cinq ans. Francis avait été beau. Il avait eu des maîtresses. C'était arrivé.
Mais elle avait tenu bon. Et pas seulement pour les enfants. Pour son couple d'abord.
Désormais, toutes ces histoires étaient derrière eux. Seul le présent comptait. Plus que jamais.
Et Alice, en fin de partie, savourait sa victoire. L'homme d'affaires était devenu dépendant.
Dépendant d'elle. Et elle n'avait pas la grimace affreuse de celles qui profitent de la situation.
On sentait qu'elle était heureuse. Enfin. Elle ne cherchait pas à lui faire payer quoi que ce soit.
Les scènes, les humiliations, la colère, la rage, le désespoir... tout cet enfer... c'était ailleurs.
C'était une autre vie. Et autant d'épreuves qui rendaient leur amour encore plus sublime.
Parce qu'il y avait eu l'indulgence. Parce qu'il y avait eu le pardon.
Francis avait fait des bêtises. Mais c'était son homme. Son seul amour. Son mari.
Et elle savait qu'elle avait eu sans doute sa part de responsabilités parfois. Ici ou là.
A certaines périodes où elle l'avait délaissé sous prétexte de s'occuper des enfants.
Elle revint, droite et digne, dans son tailleur rose, le regard malicieux,
avec deux assiettes généreuses de hors-d'oeuvre.
Je me suis amusé de découvrir une débauche de charcuterie grasse,
acceptable il faut croire pour le régime de monsieur qui fut privé d'anchois.

Tous ces vieux bien portants avaient un appétit d'ogre.
Mon père le premier avait un sacré coup de fourchette.
Le chorizo. Le boudin. Les fruits de mer. Les calamars. Tout y passait.
Deux générations, enfants et petits-enfants, observaient cela avec un mélange attendu
d'écoeurement et d'admiration, lorsqu'elles en ingurgitaient la moitié avec peine.
C'était un ballet entêtant, sous le soleil accablant du déjeuner, à l'heure espagnole,
où des gens s'agitaient partout, allaient assiette vide, revenaient assiette pleine,
échangeant parfois des sourires ou de petits commentaires amicaux.
" Je vous conseille le jambon serrano. Il est délicieux... " Tout le monde parlait français.
Y compris notre voisine de table. Qui faisait la conversation à son époux.
Ma soeur et mes nièces me consultent. C'est bien la dame qui nous a pris la place de parking.
Que j'ai décidé d'appeler Alice parce que ça lui va bien. Dans son tailleur façon Chanel.
On me dit à voix basse. " Tu as vu ?... Elle parle toute seule. " Ce fut un électrochoc.
Une décharge électrique. Et un crève-coeur. Non. Elle ne déjeunait pas seule.
Francis n'était pas mort l'année dernière. Il l'avait accompagnée cette année encore.
Il se tenait dans son fauteuil, face à elle, sous les mûriers platanes.
Certes, il se contentait de manger et de l'écouter. Quand il ne disait pas un mot.
Mais c'était parce qu'Alice parle tout le temps. De toute façon.
Elle avait garé sa Peugeot 208 sous le pin parasol. Avait réservé une table pour deux.
Elle avait passé du temps à se faire belle pour lui. Mais ne lui avait pas ouvert la portière.
La chaise ne pouvait pas être vide. Il y avait quelqu'un à qui elle s'adressait.
Un homme que j'ai décidé d'appeler Francis parce que ça lui va bien.
Avec qui elle passait un moment délicieux. Dont elle continuait à s'occuper.
Qui partageait sa vie comme ce repas. Seul à seul. En tête-à-tête.
Quand elle pouvait sourire. Tranquille et bienheureuse.


   

 

Philippe LATGER
Juin 2013 à Perpignan

 

 

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