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26 juin 2011 7 26 /06 /juin /2011 22:45

 

 

 

 

 

André

 

 

 

 

 

 

" Tant que je suis vivant, c'est moi qui commande... "
Georgette, à tes côtés,
n'allait sans doute pas te contredire,
assise dans la GS, patiente,
attendant que tu aies fini le tour du propriétaire.
C'est ce que tu étais : un propriétaire.
Terrien.
C'est pas grand chose.
Mais enfin : la maison du Chemin des Etroits, côté Garonne,
celle sur l'autre versant du coteau, dans le quartier de la Salade,
et puis la maison de Mauvaisin,
les domaines d'En Tronc ou En Boyer...
Des bois, des champs de maïs et de tournesols.
C'était mieux que Cadet Roussel.
Surtout pour un petit d'homme dont les parents étaient domestiques.
Maman était une cuisinière,
austère.
Je ne l'ai pas connue.
Pas plus que ton père qui fut soldat.
C'est une génération qui a connu la guerre.
Dernier de ta fratrie féminine,
venu après Jeanne, l'aînée,
et la coquette Alice dont j'adorais le rire étincelant,
tu avais ce petit minois pincé, déterminé,
et la grimace de l'orgueil au coin de ta bouche.
Ton regard étrange planait sur des ambitions goulues, voraces,
la rage de dépasser les employeurs,
de devenir toi-même le bourgeois que tu es devenu.
C'est une succes story,
celle d'un petit capitaliste terrien,
qui frimait en moto et dans ses costumes de gangster,
au point d'éblouir la petite princesse crottée,
Georgette,
et ses projets aristocratiques déçus.
Elle s'est sentie volée.
Aveuglée par ton élégance,
et par ta confiance en l'avenir,
notre Madame Bovary
a vite fini par ne plus descendre de la GS,
désenchantée,
lorsque tu allais chasser les araignées de tes maisons
et fraterniser avec les agriculteurs qui travaillaient tes terres.
Elle avait peut-être rêvé de cocktails mondains
de salons et de bals,
et se lassait d'enfoncer résignée,
ses talons délicats dans la boue.
Après tout, vous veniez du même milieu.
Elle était fille unique, fille de militaire,
elle fut bluffée par tes airs de golden boy et t'a suivi jusqu'au bout.
Tu as enlevé sa beauté et son éducation.
Sa posture était décorative,
autant dans la GS que dans ta maison de style basque.
Et son sens de l'humour savait te divertir.
Elle était cultivée. Aimait les livres et les lettres.
Tu étais un comptable.
Tu maniais les chiffres avec virtuosité.
Si bien que votre couple boîteux a tenu l'équilibre.
Elle était belle, et tu n'étais pas mal non plus.
Malgré un complexe tenace, dans tes yeux,
cette pupille plus petite que l'autre,
cet iris atrophié qui troublait ton regard,
tu avais une allure et un physique.
Sportif.
Mieux que ça.
Gymnaste !
D'une souplesse féline.
Mon père a préféré le piano et le dessin.
Tu as trouvé dans ma soeur Geneviève,
une complice du corps et de la compétition,
de l'exercice et du mouvement.
La barre fixe, accoudée sur deux arbres au fond du jardin en est témoin.
Les deux acrobates s'y étaient cramponnés
pour virevolter dans les feuillages,
s'y mettre la tête à l'envers.
Tu savais marcher sur les mains.
C'était une excentricité.

Celle qui te faisait sortir des cahiers d'additions,
des colonnes et des marges,
des décimales et des quotients.
Loin du papier, des gommes du bureau,
ta mer à toi, c'était la terre.
La terre grasse du Lauragais.
Les labours luisants comme des foies de canard.

Tu aimais y souiller tes chaussures de ville.
Regarder au loin, à l'horizon,
sur l'écume des champs de maïs et de tournesols,
au pied d'un clocher en guise de phare.
D'où mon père pouvait-il tenir le pied marin qui le fit partir au large ?
Tu étais planté, toi,
les deux pieds dans ta campagne.
Et tes mains lâchaient la barre fixe pour pétrir la glaise fumante,
s'enfoncer dans l'humus,
chercher le pétrole de tes racines,
fouiller le sol et ses sillons.
Le petit garçon, fils de domestiques,
contemplait son domaine avec satisfaction,
sur une hauteur surplombant son empire.
Tu embrassais de tes iris asymétriques
le résultat d'une longue vie de calculs, de labeur,
les bois et les labours,
les fermes et les bêtes.
Tu as trouvé dans mon frère Jean-François,
le premier héritier mâle de ta lignée.
Puisque mon père, incorrigible,
avait préféré la Méditerranée et l'Espagne,
aux brumes des calmes champs tarnais,
il suffisait de sauter une génération.
Jean-François était aussi un Latger,
il hériterait de tout.
" Tant que je suis vivant, c'est moi qui commande... "
Tu étais conciliant en façade,
mais profondément têtu.
Tu ne disais oui, finalement, que pour avoir la paix,
surtout avec Madame Bovary,
mais elle était la première à s'en amuser,
en fin de compte,
tu ne faisais jamais que ce que tu avais décidé.
Des révélations ont contrarié tes projets.
Jean-François n'aurait pas de descendance.

Pour hériter, il y a des conditions précises.
" Tant que je suis vivant, c'est moi qui commande... "
Le lion que tu étais,
fier et indépendant,
dur en affaires,
rarement tendre
- avec ses soeurs et ses petits-enfants dont je suis, seulement -
pouvait s'enorgueillir, même âgé,
de vieillir sans l'aide de personne dans son nid d'aigle.
" C'est moi qui commande ",
mais aussi, l'incontournable :
" je n'ai besoin de personne ".
Hélas, le destin te fit mettre un genoux à terre.
Toi qui marchais sur les mains,
sur un fil,
la vie finit par t'imposer le fauteuil roulant.
L'agonie d'un fauve,
insoutenable.
Impossible de rester dans cette maison,
perchée au sommet de mille marches.
Les escaliers, de Garonne à ton refuge,
mirent leurs bâtons dans tes roues.
Impossible de refuser la proposition de ta belle-fille :
venir vivre chez ton fils à Perpignan.
Georgette et sa poudre de riz
suivirent le mouvement sans protester.
Je ne t'avais vu, enfant,
que pour les vancances,
les réveillons de Noël,
et la semaine à la campagne que l'on m'imposait au mois d'août.
Mais il m'a fallu attendre 19 ans pour vivre avec toi.
Tu es venu, castré, t'éteindre à la maison.
" Je n'ai besoin de personne " ...
Ces mots qui claquaient avec dédain
n'avaient plus leur place dans la bouche molle d'un hémiplégique.
" Tant que je suis vivant, c'est moi qui commande... "
Tu n'étais déjà plus vivant.
Une ombre de toi-même.
Quelle désolation.
Voûté sur ton fauteuil,
dans cette sinistre robe de chambre,
sur laquelle dégoulinait la soupe que l'on te faisait péniblement ingurgiter,
la superbe du golden boy qui avait séduit Georgette était lacérée.
Un vieillard aux joues creusées, aux poignets fragiles,
aux mains qui ne pouvaient plus marcher, semer, tenir ou retenir,
dodelinait de la tête,
somnolent,
loin de son Sidobre granitique,
loin du clocher-mur de Bannières
et de ses nobles pigeonniers.
Toi qui avais empoigné des faux,
gentleman farmer athlétique,
pour ériger ton oeuvre de tes propres mains,
une lame est venue rôder autour de toi,
que toi seul pouvais voir.
Le commandant était dégradé,
détrôné, dépossédé.
Une lumière chaude est venue me serrer le coeur.
Dans cet état de désoeuvrement lamentable,
ta bouche incertaine a articulé des mots étranges :
tu as dit à ta belle-fille, ma mère,
pour la première et dernière fois de ta vie,
que tu l'aimais,
et que tu la remerciais pour tout ce qu'elle avait fait pour toi.
Ce fut un aveu trouble, un peu confus,
comme le constat d'une catastrophe.
J'en fus particulièrement bouleversé.
Le dragon terrassé voulait faire la paix.
Trop pudique pour exprimer la pareille à ton fils, mon père,
le message est passé sur des ondes souterraines,
que papa a feint de ne pas entendre.
Cette terre que tu as brassée, embrassée, malaxée,
que tu as tournée et retournée,
tu allais t'y plonger entièrement,
t'y noyer,
t'y mêler à jamais et t'y recomposer.
Elle et toi ne ferez plus qu'un.
Tu n'es pas un homme de la mer.
Tu n'es pas un homme du ciel.
Tu es un homme de la terre.
Ton oeuvre continue,
à chaque tournesol qui pousse,
à chaque moisson.
J'avais 19 ans et,
mes mains sous tes bras,
je te tenais debout devant les toilettes,
lourd et mou comme un vieux matelas informe,
le temps que tu urines,
et je refoulais mes larmes en faisant des plaisanteries.
La leçon fut sévère :
personne n'a besoin de personne.
Et nous étions heureux que tu aies besoin de nous,
comme nous avions besoin de toi.
Dommage qu'elle soit arrivée si tard,
dans des circonstances dont nous nous serions tous passé.
Les images du Chemin des Etroits ont repris le dessus.
C'est l'homme debout que je vois,
sec et nerveux,
qui faisait le tour de ses arbres et de ses vieilles pierres,
qui parlait à ses chiens,
qui nous conduisait au lac de St Ferréol,
ou chez des cousins improbables à Castres ou Mazamet,
qui lisait la presse après le déjeuner,
qui agitait un blaireau plein de mousse parfumée sur ses joues à raser,
qui ajustait avec précision son chapeau de feutre,
qui riait aussi volontiers qu'il pouvait ronchonner ou se plaindre,
qui gardait une distance qui n'était pas dépourvue de douceur,
qui cachait son acharnement et sa constance sous une fragilité trompeuse,
une fourmi, un écureuil, prudent, agile, laborieux, économe, minutieux presque maniaque,
qui s'essuyait le front en soufflant : " ce soleil, c'est du feu " ...
Le Bon Papa que j'ai connu
et le jeune homme des Années 30.
Tout se confond dans le sang.
De branches en branches,
il a tracé le sillon.
La libellule. Le papillon.
Mon grand-père
dans son élément.
La Terre.

 






Philippe LATGER
Novembre 2005 à Paris

 

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