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14 décembre 2010 2 14 /12 /décembre /2010 23:59

 

Le robinet fuit.
Un goutte à goutte. En guise de tic-tac. Régulier.
Dehors, le silence. Relatif. Il y a de la tramontane.
Ce n'est pas évident à la première écoute.
Il faut se concentrer. Une variation. Un souffle.
Qui accompagne le ventilateur de l'ordinateur.
Il fait nuit. Depuis longtemps.
La lumière orange par la fenêtre me réchauffe.
Le temps est compté. Goutte à goutte. Dans l'évier.
Je veux faire bruisser de l'eau. Le silence m'angoisse.
Une bourrasque soudaine dans le couloir de la rue,
dans le feuillage du platane - ou ce qu'il en reste -
est insuffisante, déjà passée comme un train rapide,
laissant retomber sur mes épaules un manteau de frissons.
De l'eau dans la casserole. Je vais la faire frémir.
Perpignan semble désert. Et mon immeuble aussi.
Thé ou café. Je dois boire quelque chose de chaud.
Mon corps s'isole à l'approche de la quarantaine.
Contre le froid. Contre le silence. Contre l'hiver.
Je dois écrire pour ne pas mourir. Le temps est compté.

Ce que je fais ne sert à rien. Il faut bien l'admettre.
Il faudra tôt ou tard disparaître.
Retenir un instant, sur le papier, le clavier de l'ordinateur,
et la goutte prête à s'écraser dans l'évier... peine perdue.
Elle tombera. Comme un verdict. Comme une lame.
Je n'ai aucun pouvoir sur le temps.
J'ai passé ma vie à retenir ce que je pouvais entre mes doigts.
Le sourire d'un proche, la jeunesse d'une amie, la beauté d'un amour.
Il ne reste rien d'autre que quelques mots qui s'effaceront à leur tour.
Ma mère n'existe plus que dans ce texte. Que j'avais oublié.
Et ce dont je me rappelle partira avec moi. Pfuit...
Je tends l'oreille. La tramontane. Du vent.
Pas d'enfants à qui transmettre quelque chose.
Transmettre quoi ? L'émerveillement ? La curiosité ?
L'ennui et la colère ? La révolte d'être vivant.
Je n'ai rien à leur dire. D'ailleurs, ils ne veulent rien entendre.
Ne peuvent rien entendre. Ceux-là ne sont pas nés.

Je leur écris un mot. Pour le jour où ils viendront au monde.
Je dois les prévenir. Il faut réparer cette fuite au robinet de l'évier.
Combler le vide. Ouvrir les volets. Ecouter la tramontane.
Ouvrir sa chemise et laisser le vent faire son ouvrage,
mordre la chair, cisailler la poitrine.
Embrasser la nuit. Et la ville déserte.
L'air s'engouffre dans un tunnel invisible.
Il se rue comme un taureau furieux vers ma façade sans défense.
Il déferle de toute sa masse indécelable, comme une vague de rien.
Comme un oiseau sur sa proie.
Comme un oiseau sur pas grand-chose.
Le son me décoiffe. Je ne suis pas au balcon.
Les guirlandes sont par terre. Et la fontaine est sèche.
Noël s'en vient. Et le temps est compté.

A ces enfants, je dois parler d'une grand-mère.
De l'Espagne. De Pearl Buck et d'Henri Troyat.
Sa passion pour la Chine, pour la Russie... et l'Afrique.
Parler du village de Judes, dans la pierre de Castille.
Nous ne sommes peut-être pas juifs, mais, assurément,
nous l'avons été, comme le Christ avant nous.
Je dois parler du XXème siècle. Pour peu qu'il ait existé.
Du mal que l'homme est capable de se faire à lui-même.
Faire écouter Toulouse. Toulouse. Et Claude Nougaro.
La Barrière de Paris. Les Minimes. La Garonne.
Il a fallu franchir les Pyrénées. Un axe de symétrie.
Il y a eu ici une frontière. A traverser de nuit, à pied, à bout de souffle.
Des camions à fouiller. Des familles à séparer. Des larmes et du sang.
Il y a eu la guerre.

Le temps est compté. Et je ne veux pas mourir.
Pas maintenant que j'ai retrouvé le goût des autres.
Je dirai aux enfants combien il est bon d'aimer.
Aimer et être aimé.
Comme cela est rare et précieux.
Comme cela justifie tout.
Le ciel, la terre, le vent, la mer, et l'univers entier.

Je ne peux pas leur parler de Dieu.
J'habite en face de chez lui, mais ne l'ai jamais vu.
Une résidence secondaire, je suppose, où il n'est jamais venu.
Il m'arrive de lui parler, j'en conviens, de lui demander pardon.
Comme il m'arrive souvent de le remercier.
Comme je le remercie de tout.
Du ciel, de la terre, du vent, de la mer, et de l'univers entier.
De m'avoir permis de connaître ma mère.
De m'avoir permis de rencontrer l'amour.
D'être là pour en parler.
Même si le temps est compté.

La Méditerranée. C'est mon sang. C'est mon air.
Les reflets aveuglants des étés délicieux.
Le brasier de lumières qui fait plisser les yeux.
L'horizon qui sépare et unit à la fois.
Quand les fauves viennent boire au crépuscule.
Turquie. Egypte. Grèce. Tunisie. Liban. Italie.
Algérie. Espagne. Israël. France. Palestine...
J'ai été un enfant. J'ai couru dans le sable.
J'ai couru dans les vagues.
Barcelone.
L'ambre solaire. Et ma peau cuite.
Le sourire de maman étendue sur la plage.
Sa voix grave dans l'écume de radios saturées.
Radio Monte-Carlo au bord de la piscine.
Des serviettes de bain. Et des pins parasols.
Castelldefels.

Goutte à goutte.
Les perfusions.
Une femme a vieilli.
Une femme va mourir.
Le temps est compté.
Et l'univers entier s'est éteint avec elle.
 

 

 

 

J'aime.
Depuis juillet.
Une chose que les enfants doivent savoir.
Aussi fort que le monde, aussi fort que la vie,
aussi fort que ma mère...
j'aime.
La vieille horloge s'est remise en marche.
Le mécanisme a grincé. Dépoussiéré.
Retrouvée au grenier.
Je n'aurais jamais cru. Jamais osé croire.
La vie était cachée là. Intacte.
Plus belle que dans mon souvenir.
Elle m'avait attendu patiemment.
Avait attendu son heure.
Tic. Tac.
Le temps est peut-être compté.
La vie est superbe et le temps impuissant.
Le temps n'existe plus.
Cet amour éternel fait sauter les carcans,
les cadrans, les fuseaux, fuselages et structures.
Plus rien n'est linéaire, quotidien, mensuel, saisonnier.
Il n'y a plus que nous au milieu du désordre.
C'est l'été. C'est l'hiver. Peu importe.
C'est nous deux. Contre Dieu. Contre tous.
Et la lune est complice. Témoin. Eclairagiste.
La nuit est notre lit. Le jour est notre chambre.
Et la mort une promesse de prolongations.
Et la peur n'est plus qu'un étrange concept.

Il y a bien celle de perdre l'autre.
La tramontane a tendu bien des voiles,
emporté bien des coeurs infidèles.
Mais aimer, même seul, est le contraire de perdre.
Et j'aime toujours ma mère quand je l'ai déjà perdue.
Elle revit quand je vous parle d'elle.
Et l'amour, immortel, jamais plus ne s'abîme.
Mon amour... c'est toi que je remercie.
La cathédrale peut être vide de son miséricordieux propriétaire,
c'est à toi que je dois le ciel, la terre, le vent, la mer, et l'univers entier.
A toi que je dois le jour, aussi sûr que je le dois à une défunte,
que je dois une seconde naissance, une nouvelle vie,
et de nouvelles raisons de me battre, et d'espérer.
A toi que je dois la lune parfaite, les étoiles en pagaille,
et le désir féroce d'arracher tout au temps.
Je lui tordrai le cou, lui ferai mordre la poussière.
Je lui pèterai la gueule. Et les dents. Qu'il s'arrête !
Qu'il nous lâche à la fin ! Quand tout devient présent.
Maintenant. Ici. Avec toi.

Il ne peut rien voler. Il ne peut rien me prendre.
Il a échoué à me voler mon enfance, et ma rage, et ma fougue,
n'a pu me prendre ni ma mère, ni ma jeunesse, ni mon obstination.
Il peut bien déformer mon corps et mon visage,
la vieille horloge fonctionne toujours. Tic. Tac. Et toc.
Qu'il aille se faire foutre. Nous sommes ensemble.
Que ça lui plaise ou non. Et la Mort avec lui peut aller se rhabiller.
Je n'ai pas peur de vieillir. J'ai trouvé une porte dérobée.
Le passage secret qui nous sort du système et des trois dimensions.
Nous nous sommes sauvés. Je l'écris. Je le pleure.
Et nous sommes le ciel, la terre, le vent, la mer, et l'univers entier !

Il fait nuit de décembre. Sur ville de province.
C'est chez moi. Noël menace d'agiter ses grelots.
L'eau frémit dans la casserole. Le platane sur le parvis de la cathédrale.
Et ma peau à l'idée de retrouver la tienne.
Le soleil est au bout de la rue. A quelques heures de ces mots.
Je n'ai pas d'enfants à nourrir, peu de choses à transmettre.
Je suis pauvre. Désargenté. Désoeuvré. Mais vivant.
J'ai tout mon temps. Celui que j'ai épargné.
Celui que je te donne. Consacré.
Le reste de ma vie. Et ce qui suivra.
Je passe mes nuits à t'écrire.
N'écrire que pour toi.
J'écris et je respire.
De ma bouche à tes mains.
De mes mains à ta bouche.
La tramontane ne nous fera pas plier.
Nous nous aimons, et c'est le vent qui s'incline.
Et Dieu peut exister, pour être fier de lui.
Revendiquer une oeuvre que tu as rendue parfaite.
Quand tout reprend du sens et du poil de la bête.
Le silence est criant et le vide habité.
J'aime tout, avec toi, j'aime à mourir de rire,
de joie et de bonheur, d'extase et d'abandon.
Ce qui n'est pas aimable, ce que je ne voyais plus.
J'aime tout, avec toi, il me fallait l'écrire.
Le ciel. La terre. Le vent. La mer...
Et l'univers entier.
 

 

 

 



Philippe LATGER
Décembre 2010 à Perpignan                                         

                                

LE TEMPS ( Lecture ) France Musique 2011   

  adaptation de Véronique Sauger    

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