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25 septembre 2011 7 25 /09 /septembre /2011 02:28

 

 

Je revois les mains de Maria dans la lumière crue de la cuisine.
Ses doigts noueux décortiquant une orange, extirpant les morceaux d'écorce,
dans le faisceau d'une suspension tenue très basse dans la pièce, à mi-hauteur,
comme sur un billard, ou dans un bloc opératoire.
A quelques diamants près, j'ai les mêmes mains que ma tante.
Je m'en aperçois en déshabillant une orange avec la même opiniâtreté nerveuse.
Route de Fronton, j'y pense, l'ombre qui emplissait la moitié de la pièce était incongrue.
Nous étions tapis sous une lumière qui pesait sur nos épaules. Et réduisait l'espace.
Enfant, j'avais le loisir, le soir tard, au cours des conversations, de forcer le contraste.
Sonder les ténèbres. La moindre parcelle, au plafond, où les ombres s'allongeaient.
Elles pouvaient paraître menaçantes, comme amicales, selon l'humeur,
mais toujours mystérieuses, puisque déconnectées de la scène éclairée,
et présentes seulement aux yeux de qui voulait bien les regarder.
Dans la lumière, il y avait nos assiettes. Les couverts. Les plats. Et les mains des adultes.
La nourriture qu'il fallait découper. Le morceau de viande saignante. Le légume ou le fruit.
Je m'étais toujours étonné d'un détail. Nous n'entrions jamais dans cette maison par l'entrée.
Un portillon. Une allée. Un perron imposant. Une porte orgueilleuse. Le seul accès possible.
Non. Nous contournions la bâtisse par le jardin, pour emprunter un escalier extérieur,
qui s'enroulait sur l'angle arrière de la maison pour entrer par la cuisine, à l'étage.
Une porte de service. Quand je ne manquais pas dans mes jeux, de recevoir mes invités
par l'entrée officielle, au rez-de-chaussée, ouvrant cette porte que l'on aurait cru condamnée.
Haute. Large. Lourde et épaisse. Dont j'adorais la serrure et la clé. Aux dimensions inédites.
Que j'ouvrais comme dans le conte de Barbe Bleue. Avec le trac de la transgression.
Peu sûr de ce que je trouverais derrière. Quand il n'y avait que le jour, le jardin, et la rue.
Son flot de voitures à travers les haies d'hortensias et les grilles noires de la clôture.
C'est par la cuisine que nous montions nos bagages pour investir les chambres.
Nous restions pour les vacances de la Toussaint. Celles de Noël. Celles de Pâques.
Toulouse était invariablement la destination. Et la maison de Maria notre refuge.
Celui de maman. Quand sa famille lui manquait. Ce qui n'était pas le cas de mon père.
Ma mère avait besoin de revenir. Dans la maison de sa soeur. La maison où elle vit le jour.
La maison où elle est morte. La maison dans laquelle les ombres m'ont tenu compagnie.
Celles du propriétaire. Notamment. Mon grand-père De la Hoz. Le père de maman.
Que je n'ai pas connu. Que je n'ai pas connu autrement que par les jeux de lumière.
Sa présence dans les ténèbres d'une cuisine. D'un couloir. Ou d'une porte d'entrée.

A son bureau, tout était resté à sa place avec la méticulosité du musée.
Le large sous-main. Le bac à courrier. Le porte-stylo. D'une même parure Années 30.
Un lustre étonnant tombait comme un pendule. Deux chaises pour les solliciteurs. Une bibliothèque.
Et un bar fantastique à la porte tournante. A la pression au coin du miroir, le panneau pouvait pivoter.
Comme la porte d'un passage secret dissimulée dans la tapisserie. Ouvrant une caverne l'Ali Baba.
Miniature. Où étaient déposés des trésors de cognac et de whisky. Qui arrangeaient bien des affaires.
Sur la pointe des pieds, avec la même émotion qu'à l'ouverture de la porte d'entrée sur le perron,
je m'aventurais dans une zone où l'on ne vivait plus depuis longtemps, restée en l'état,
dans cette partie de la maison où ma tante ne venait plus que pour y faire le ménage.
Chaque objet avait sa place définitive. Seuls les livres de la bibliothèque pouvaient être dérangés.
Lorsque ma cousine allait dévorer avant moi tout ce qui s'y trouvait avec un appétit adolescent.
Même les cartes de visite étaient restées dans le tiroir du bureau, où j'osais m'installer en patron.
Par la fenêtre, face à moi, je ne voyais plus le jardin d'une maison cossue de la Barrière de Paris.
Mais les flèches des buildings art-déco du Financial District. Al Capone à Wall Street.
Le 20 Exchange Place ou l'American International. Où les banquiers servaient déjà des crapules.
Quand j'avais entendu cette anecdote terrible, sulfureuse, de ces hommes venus terroriser la famille,
faisant irruption ici, en l'absence du Big Boss, pour chercher ou prendre quelque chose,
fouillant la maison, brutalisant ma grand-mère, sans que je n'aie su jamais le fin mot de l'histoire.
Félix De la Hoz avait fait beaucoup d'argent. Et très vite. Une revanche sur la vie. Spectaculaire.
Pour un gosse qui avait crevé la faim trop longtemps sur les plateaux désertiques de la Vieille Castille.
Et je me demande d'où je viens, au quartier d'une orange.

J'ai dormi longtemps, enfant, dans la chambre réservée à mes parents,
dans un petit lit pliant que l'on ouvrait au pied de leur lit.
A l'âge où l'on n'a pas un appétit vorace que pour les livres, c'est dans le fameux bureau,
au rez-de-chaussée, en zone interdite, que l'on m'improvisa la plus élégante des garçonnières.
Je n'y recevais personne d'autre que les créatures sorties des romans que je lisais,
ou de ma seule imagination, et pouvais tranquillement assouvir toute forme de curiosité.
Le sanctuaire était devenu mon espace intime, où je pouvais me retirer et m'isoler.
Quand il me semblait qu'il n'y avait aucun endroit ici, pour me soustraire au regard d'un fantôme.
Qui errait dans les murs de cette maison comme dans ceux de la maison de Castelldefels.
Un homme malin. Un homme rusé. Doué du sens du commerce pour ne pas dire de l'escroquerie.
Qui, envoyé faire la guerre au Maroc, traversait la nuit les lignes ennemies, pour aller jouer aux cartes
avec des officiers du camp adverse, qui venaient ensuite, furieux, trouver ses supérieurs en délégation
pour lui faire la peau ou récupérer leur argent, alors qu'on le cachait à la hâte dans des jarres à olives.
Mon grand-père était joueur. Pour ne pas dire tricheur.
Voici bien un vice que l'on présente toujours comme une qualité quand la personne a réussi dans la vie.
C'était le cas pour lui. Et je m'étonnais que mes oncles et tantes racontent ses aventures crapuleuses
avec autant de fierté et d'admiration indulgente, lorsqu'ils étaient les premiers par ailleurs,
à chanter les louanges de l'honnêteté, du mérite, entre autres valeurs conservatrices.
Cet homme avait certainement mérité son succès, même si ce n'était pas seulement à force de travail.
Il n'était pas paresseux. Avait probablement travaillé dur. Mais avait des atouts pour soulager sa peine.
Une forme d'intelligence, que l'on dira simplement malicieuse. Pour ne choquer personne.
Avec un art de l'entourloupe aux frontières de la légalité, et pour lui, à son crédit,
la confusion des fins et des intentions que l'on met dans le mot ambigu de commerce.
Un mot aussi fumeux que affaires. Quand on est toujours plus sûr de l'offre que de la demande.
Et le récit des frasques virtuoses du patriarche, racontées à la veillée comme les exploits d'un héros,
déclenchait toujours des sourires attendris et des aveux d'orgueil. Quel homme c'était ...
Et je suis de sa trempe pour en être un descendant direct. Voilà d'où je viens. Je descends l'Ali Baba.
Les femmes de la famille avaient pour lui cette mansuétude amoureuse que je n'ai jamais comprise,
qui fait qu'une mère peut se révéler secrètement fière de son garçon qui fait pourtant des conneries,
des choses illégales, malhonnêtes, répréhensibles, mais qui a le génie de ne pas se faire prendre.
C'est mon fils. Il est plus malin que tout le monde ...
Et la maman rit toute sa fierté quand elle devrait j'imagine gronder et faire la leçon.
Il y a une tendresse pour la canaille. Et une pente libidineuse largement partagée pour les voyous.
Ainsi ai-je senti très tôt qu'il allait être difficile d'être un homme à la fois séduisant et honnête.

Je mange mon orange comme le ferait Maria. Seul dans la lumière de ma cuisine.
Avec des mains qui ressemblent aux siennes. Celles de la famille de maman.
Quand on m'a toujours dit que j'avais cette façon particulière de tenir le stylo
qu'avait précisément mon grand-père Félix, que je n'ai pas connu.
Au bureau de New York sur Garonne, mon Manhattan toulousain de la Route de Fronton,
proposant un verre de Scotch à quelqu'un, je ne faisais pas des affaires, je faisais du cinéma.
Avec ce que j'en savais, et en y réfléchissant, il m'a toujours semblé que l'expression :
gagner de l'argent était une façon positive et valorisante de dire prendre de l'argent à quelqu'un.
Et le concept du commerce a toujours eu à mes yeux des frontières très minces avec celui du vol.
Comme avec le viol, il est toujours difficile d'établir le consentement réel et conscient d'une victime.
Et dans ma candeur, j'étais catastrophé de découvrir la motivation première de tous les bonimenteurs.
Cela ne doit pas m'empêcher d'apprécier leurs talents. De séduction. De persuasion. D'illusionnistes.
Et je ne doute pas de ceux de mon grand-père, dont je n'ai pas hérité, je le crains.
Quand je conviens aussi qu'il est aisé de donner des leçons de morale quand on n'a pas eu faim.
Peut-être n'ai-je jamais su gagner d'argent parce que je n'en ai jamais manqué.
Peut-être, gamin dans la province de Soria au changement de siècle, aurais-je appris bien vite,
comme Félix, que l'on vend plus de bouteilles de lait en le coupant discrètement avec de l'eau.
Et que je n'aurais eu aucun scrupule à étaler ma richesse nouvelle sur les champs de courses,
payer des fourrures et des bijoux à mes filles, des costumes et des voitures américaines aux garçons,
si j'avais passé mon enfance, affamé, dans la caillasse froide et abandonnée de Judes.
Exulter. Prouver que l'on est parvenu. D'autant plus dans une société où ce mot est une grossièreté.
D'autant plus dans un pays où mon oncle à l'école se faisait encore traiter de sale petit Espagnol.
Une double revanche je suppose. Contre la misère d'abord. Contre le racisme ensuite.
Bien sûr, on pourrait me le dire, mieux vaut être un nouveau riche comme l'a été mon grand-père,
qu'être un nouveau pauvre comme je le suis devenu. Moi qui n'avais jamais eu faim, on se retrouve.
Dans des terres en altitude, où l'on avait d'incroyables horizons mais aucune perspective.
Sinon l'instinct de survie. Qui n'a pas de morale.

Une allée cimentée longeait le mur de la maison pour parvenir à l'escalier à l'arrière.
Où se déployait un extraordinaire cerisier qui neigeait ses pétales dans tout le jardin.
C'est par là que nous montions les valises. Une semaine à Toulouse. Pour la Toussaint.
La Fête des Mères. La Pentecôte. Et nous traversions la salle à manger. Et son vaisselier.
Sur lequel une femme sculptée, allongée, semblait sortie de la statuaire tragique de Gotham City.
La coiffure crantée. Comme aux danseuses en noir et blanc de ces films musicaux de Hollywood.
Que nous regardions le soir tard, avec Maria, les yeux usés, au Ciné-Club de la télévision.
Je m'étais déjà glissé dans un smoking au col châle satiné pour allumer un cigare au fumoir.
Réserver au téléphone une table au Cotton Club. Observer le port de New York sous les nuages.
Quand je n'aurais de ma vie l'occasion de le faire que dans mes rêveries.
J'ai joué aux gangsters, comme on joue aux cow-boys, comme je jouais aux Indiens.
Je ne juge ni mon grand-père, ni l'amour inconditionnel de ses enfants que j'adore.
Un amour qui m'a impressionné. Bercé d'histoires des deux côtés de la frontière.
Qu'il mérite autant que sa prospérité d'alors. Et les deux, je le sais, m'ont construit.
A mes mains sur l'écorce d'une orange, je me demande d'où vient ma méfiance pour l'argent.
Quand je sais qu'il n'y a pas que du dandysme ou de la désinvolture dans une telle aversion.
Qu'il y a des histoires secrètes que je ne saurais dire.
Que je devine à peine. Et me brisent le coeur.
Mon bureau à New York se situe en hauteur, et pile entre deux guerres. Deux époques sordides.
Quand je sais qu'en effet, pour avoir de l'argent, il faut le prendre aux autres.
Et qu'il me faut bien choisir un moyen de séduire.

 

 

 

 

Philippe LATGER
Septembre 2011 à Perpignan

 

 

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